Petit Peuple : Fuxin (Liaoning) – La nouvelle vie rêvée de Ma Qiang, équarrisseur (1ère partie)

Pour Ma Qiang, la vie n’était pas si mal, bien meilleure que celles de la plupart des autres habitants de Fuxin (Liaoning). Lui, au moins, avait un métier solide et, étant à son compte, ne pouvait être licencié, comme c’était si souvent le cas en cette métropole (700 000 âmes) à bout de souffle de la ceinture de rouille du Nord-Est. Fuxin avait connu son heure de gloire dans la houille. Durant les années ’60, la ville s’était étalée sur la mine, déployant ses tentacules en suivant les riches veines noires à quelques mètres sous terre. Et peu importe si chaque jour, Fuxin se retrouvait surmontée du lugubre halo brun craché par les milliers de cheminées de brique, et si par milliers les gueules noires mourraient à l’hôpital de silicose, tandis que d’autres vies se trouvaient fauchées par les explosions de grisou : le charbon partait par trains entiers vers la côte. A cette manne noire, l’industrie et le commerce venaient se greffer, les paysans se mettaient aux légumes sous serre, à l’élevage, pour nourrir cette conurbation toujours plus exigeante et capable de payer.  

Mais depuis le tournant du siècle, le vent tournait : une à une, les veines d’anthracite s’étaient épuisées, laissant place à la misère. Les galeries s’effondraient en de vastes entonnoirs dans le sol et les habitants n’avaient pas les moyens de combler les boyaux, ni de reconstruire plus loin. Par bus entiers, des familles implantées à Fuxin depuis un siècle repartaient piteusement pour ne plus revenir. Mais Ma Qiang lui, gardait son entreprise, sa clientèle, étant boucher en viande porcine. Il pouvait toujours obtenir les bêtes, à bon prix, les abattre, les revendre sur les marchés et restaurants. Sans être riche, il gagnait sa vie et celle de sa femme et de sa fille de 6 ans.

Vivre hors du besoin lui avait même permis, à 32 ans, d’assouvir une passion insolite : à ses heures perdues, Ma s’était fait pilote de course amateur. Son hobby avait à voir avec les vibrations, la poussière, l’excitation de la course, mais aussi avec le sens civique et de communauté, l’esprit citoyen. Ma aimait sa ville, et se désolait du péril mortel en lequel elle s’enfonçait. En désespoir de cause, la mairie venait de lancer un plan grandiose de redéveloppement vers une série de vocations nouvelles, inspirées moins par un potentiel objectif que par une dose inépuisable d’optimisme et de volontarisme. Fuxin allait devenir un pilier national de l’automation, un temple de la recherche et du développement de semi-conducteurs. Elle recevrait un complexe cinématographique et des studios « 3D » internationaux qui exalteraient les forêts de mélèzes et de bouleaux, les immenses étendues de neige et de prairies du Dongbei. La ville possèderait également bientôt un centre international de mode féminine, ainsi qu’un circuit de formule 1. Fuxin revivrait dans une gloire nouvelle, étoile du nord de l’Empire du Ciel. Et de fait en 2018, l’ »anneau de compétition » apparaissait : 1,3 kilomètre d’asphalte en lignes droites et épingles à cheveux, bordées de tribunes et d’aires de sécurité, de signaux lumineux dernier cri pour courses de vitesse, et circuits de F1, F2 ou F3 des cinq continents – seule la participation du monde manquait encore à l’appel, plus pour longtemps, espérait-on.

Immédiatement, Ma Qiang avait flashé sur ce projet. Car Fuxin avait trop dormi dans sa routine, trop confiante en la solidité de sa ressource unique. Mais Ma en était persuadé, le sauvetage était à portée de main. Sa foi en le Parti, en le génie des dirigeants de la région était infinie. Il suffisait de cracher dans ses mains, se retrousser les manches, et y aller tous ensemble. Même au plan personnel, Ma ressentait le besoin de ne pas se reposer uniquement sur son métier sans grandeur, bon pour faire bouillir la marmite, mais pas suffisant pour pouvoir dire en fin de vie qu’on avait vécu.

Un jour, un client lui avait montré sa voiture de course : un châssis de dix ans d’âge reconverti, sa suspension renforcée, sa direction surbaissée, le fauteuil de série remplacé par un siège baquet et le diesel d’origine par un moteur à essence de six cylindres en V. Mine de rien, le bolide atteignait bravement le 185 chrono par vent arrière. Les reprises étaient éblouissantes, seuls les freins restaient à refaire. Extatique, Ma lui avait demandé combien il le vendait, et l’autre lui avait fait un prix très bas – quelques semaines plus tôt, une sortie de route avec ce bolide lui avait fait subir plusieurs tonneaux, manquant de le tuer. Depuis, sa femme lui avait posé un ultimatum, le forçant à céder son joujou. Du coup, Ma Qiang, nouveau propriétaire du véhicule, s’entraînait avec, et passait tout son temps libre chez un copain garagiste, à rafistoler, rajouter de la tôle, réaléser les cylindres pour renforcer la puissance, changer les pneus… en plein bonheur, il était devenu « 亡命之徒 » (wáng ming zhī tú), trompe la mort.

A chaque moment libre, il s’entraînait sur le circuit municipal. Dans ce nouveau hobby, il s’était fait de nouveaux amis parmi toute la faune des apprentis pilotes et de la masse de citadins un peu bricoleurs, un peu mécaniciens, comme lui en mal d’émotions fortes, et d’un avenir pour leur cité. Tous ensemble formaient une chapelle qui s’entre-aidaient, s’admiraient mutuellement, et jouissaient d’une aura mystérieuse et sacrée auprès du reste de la société. Tous les deux mois, il y avait une course, diffusée à la TV sur le réseau national, suivie sur le site par des centaines de milliers de spectateurs. Tout le monde jouait le jeu : Fuxin n’était plus la ville morte, mais la nouvelle frontière.  La prochaine course, pour le 14 décembre 2019 compterait pour le championnat national. Ma Qiang se sentait pousser des ailes, et une vocation de héros !

Mais avec son véhicule à bout de course, peut-il réussir ? On le saura, très bientôt, ami lecteur !

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1 Commentaire
  1. severy

    Encore une histoire à faire saliver un ver de terre.
    Un bolide qui atteint 370 li à l’heure par vent arrière, une sortie de route suivie d’une série de tonneaux remplis à ras bord, un trompe-la-mort amateur prêt à faire des folies et qui se sent pousser des ailes… Ca sent déjà la bougie carbonisée, le dérapage de la rubrique nécrologique, le tintinnabulement des bijoux de famille pendant le vol plané de l’asticot du volant et l’ajustement d’auréole sur fond d’écrasement de boîte crânienne contre le platane de service. On lève sa petite cuiller et on attend la suite.

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