Petit Peuple : Shaanxi – Chen Nianxi, poète 2400m sous terre (2ème partie)

Shaanxi – Chen Nianxi, poète 2400m sous terre (2ème partie)

« Je gaspille mon second âge 2400m sous terre

J’explose les roches veine après veine,

Et ainsi, je reconstruis ma vie.

Ma famille d’en bas est bien loin du mont Shang :

Ils sont malades, corps couverts de poussière,

Tout ce que je fais, entaille mon second âge,

Et je fais tout pour prolonger leur troisième. »

Voilà un poème qu’écrivait Chen Nianxi en 2005 au réfectoire, à 11h du soir, après sa journée au fond de la mine de Qinqiang (Xinjiang). Il venait de passer deux heures à boire des bières et à fumer avec ses compagnons d’équipe, à évoquer leur journée au fond du boyau à manier pics et marteau piqueur. Puis tandis que les autres étaient partis cuver, Chen était resté à aligner ses caractères sur le verso vierge d’une page de journal, avide de remonter à l’air libre – par la création littéraire. Sa source d’inspiration était la vie des gueules noires, le monde des galeries, des roches brisées, des poussières, de la sueur solidaire. La mère Terre qu’ils violaient jour après jour, mais aussi une intimité obscure et inattendue avec cette nature qui les enveloppait de son drap minéral.

Chen préférait écrire seul, pour prévenir les questions et lazzis des camarades, pour la plupart analphabètes. Il devait leur cacher ses mots, sa rage de se raconter, cette technique salvatrice qui lui permettait de tenir le coup. La seule chose qui comptait pour eux, était la paie à la fin du mois : aller chercher autre chose dans leur quotidien banal, harassant et dangereux, aurait été pour eux une simple idiotie !

Le dimanche, jour de relâche, Chen faisait comme tous les autres sa lessive, le nettoyage de la chambrée, les corvées domestiques. C’était aussi le jour où il pouvait téléphoner sereinement à sa femme et à son fils, à des milliers de km plus à l’Est.

Chen écrivait maintenant toutes les nuits. C’était pour lui l’espace de liberté, qui lui permettait de sauver son rêve de jeunesse, celui d’être un jour reconnu comme auteur. Sa chance d’y réussir était tout à fait réelle. Le monde des mineurs, qu’il décrivait avec talent, appartenait à un imaginaire de la Chine entière, qui réclamait sur lui un projecteur. Ce pays qui s’enrichissait à rythme exponentiel, avait besoin de reconnaître les sources prolétaires de cette prospérité, et de chanter les hommes et femmes de l’ombre qui l’avaient générée. Sans le savoir, Chen était en train d’inventer un genre littéraire, évidemment sympathique au pouvoir socialiste : celui du « travailleur-écrivain », du chantre du migrant, acteur négligé et méprisé de la richesse collective.

En 2011, il rassembla une centaine de ses œuvres et commença à les poster en ligne sur un portail spécialisé, gratuit pour auteurs débutants, site très populaire fréquenté par des millions de lecteurs.

En 2014, Qin Xiaoyu, critique littéraire en vogue, vint à sa rencontre et bientôt, commenta régulièrement ses poèmes à travers la grande presse. C’était le début du succès !

En 2015, Qin l’invita au tournage du film « Lune de fer » (qu’il créait en compagnie du réalisateur Wu Feiyue). Le film obtint un vif retentissement, du fait de cette attente du public de regard sur la vie des travailleurs écrivains. Un hasard vint contribuer au succès : la vague de suicides qui bouleversait alors le personnel du groupe Foxconn (l’assembleur en Chine des iPhone), renforça l’indignation du public envers un certain capitalisme sauvage qui sévissait sur la Chine, et l’engouement pour « Lune de fer » et Chen Nianxi.

Peu avant, notre héros avait eu les honneurs des médias, suite à un accident de mine qui lui avait causé un déplacement de vertèbre, et une opération chirurgicale, renforçant ainsi sa notoriété. Dès lors pour lui, la mine, c’était fini. Débutait une période faste, jalonnée de salons littéraires et de prix, d’interviews et de passage à la TV. Pour commencer, il reçut un « emploi » de secrétaire littéraire dans un conglomérat de tour-operators, sinécure déguisée qui lui laissait le temps d’écrire, protégé par un modeste salaire. Chen appréciait ce changement de vie, mais s’en méfiait aussi. Il craignait comme la peste le misérabilisme dans lequel des intellectuels jaloux voulaient l’enfermer, afin de le classer comme auteur mineur, ou pas un « vrai » auteur, et de le mépriser sous prétexte de pitié : « tu vois, ce que tu as écrit, ce n’est pas si mal, pour un petit comme toi » !

Pour éviter le piège, il écrivait jour et nuit, multipliant les livres et recherches en tous sens. En 2019, il publiait 拆 (« chai »), ou « Démolition », recueil de poèmes consacrés à la vague encore en cours de destruction et rasage de quartiers anciens. Il se rendait aux États-Unis et parlait devant les étudiants de Yale et de Harvard.

En même temps, il voyait sa santé décliner à rythme rapide : le corps prenait sa revanche. En 2020, était détectée sa pneumoconiose, maladie incurable due à l’action de 15 ans de respiration dans la poussière de roche. Malgré tout, Chen ne veut pas renier son passé de mineur, ni devenir un écrivain de salon.

En plus de sa santé déclinante, il vit un autre drame, lié à son fils. À sa naissance, il avait choisi pour lui le prénom de Kaige, en rappel du géant réalisateur du cinéma chinois. Plus tard, il s’était ruiné pour lui donner une bonne école, une université que lui-même n’avait jamais eue. Mais le jeune s’avère médiocre, nullement conscient des sacrifices consentis pour lui, ni avide d’études et d’élévation sociale. Chen fait peser sur lui le poids de cet échec, ayant failli à son rôle de père, mais il accuse aussi sa société, et un monde décevant :

« Tes yeux clairs pénètrent les textes et les nombres,

Mais ne peuvent toujours pas voir le monde tel que vrai.

Ce que je veux pour toi : que tu contournes tes livres pour voir la Terre

Mais je crains en même temps que tu la voies en vrai »

Enfin, contemplant à 51 ans le bilan de sa vie, Chen Nianxi peut se consoler en écrivant sans cesse, pour ne pas mourir. Il reste aussi un très bel homme, et un esprit très jeune, capable de s’émerveiller de tout : au fond, voilà un homme qui est trois fois « mineur », sous un triple aspect, comme une âme d’enfant, un travailleur des mines, et un écrivain dans un genre dit « mineur », mais en qui se reconnaissent, peut-être, des dizaines de millions de travailleurs invisibles, à qui il donne sa voix dans le débat culturel chinois !

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