Petit Peuple : Xiangyang (Hubei) – Fan Yusu, battue, jamais vaincue (1ère partie)

En 1980 à Xiangyang (Hubei) Fan Juren, fillette de sept ans, avait la vie dure. La maison vivait aux franges de la pauvreté. Tout reposait sur les épaules de Zhang Xianzhi, sa mère, qui trimait pour faire bouillir la marmite pour 5 enfants, dont 2 filles handicapées, et un mari de santé fragile. L’harmonie était absente en ce foyer : le père grincheux, Yun et Fei, les frères aînés arrogants, se relayaient pour disputer les filles, les houspiller, leur laisser invariablement les innombrables corvées – l’eau à aller tirer, le grain à donner aux volailles, le ménage, le désherbage du potager.

Face à ces injustices, la mère avait trop à faire pour défendre ses petites, et même leur prêter attention. Fan Juren, la petite dernière, avec son sœur Meihua, atteinte de polio, s’étaient créé un double refuge : leur lit commun (le mot grabat eût été plus juste), et la lecture. Précoces, les bambines lisaient jusqu’à tard le soir, histoire de se recomposer nuit après nuit un univers plus souriant, et plus conforme à leur nature romanesque.

En 1950, à l’âge de 14 ans, leur mère, Zhang Xianzhi, s’était trouvée diriger la section locale de la Fédération des Femmes, grâce à son éloquence et ses qualités d’oratrice. À ce titre, elle tenait la bibliothèque, faisant tourner les ouvrages confiés par la province – situation un rien paradoxale, elle-même étant analphabète. Mais les fillettes-elles, piochaient sans hésiter dans les rayons. Ainsi Juren se trouva à sept ans à dévorer ces livres de la jeunesse, le « Voyage à l’Ouest », les exploits de Lei Feng, « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe, « L’île mystérieuse » de Jules Verne, « Oliver Twist » de Charles Dickens, et tant d’autres. Du fond de leur lit, elle et Meihua se commentaient les morceaux de bravoure, et rêvaient d’amour et de gloire. Du pôle Nord au Sud, elles faisaient leurs voyages imaginaires, échappaient aux flèches des Comanches d’Amérique, aux balles des cosaques russes, aux griffes des ours blancs de Terre de Feu… Sur tout papier qui traînait, Juren gribouillait sa devise sacrée, « marcher pieds nus au bout du monde » (赤脚走天涯, chìjiǎo zǒu tiānyá).

A 12 ans en 1985, éprise d’aventures, elle fit sa première fugue : par train et bateau, sans payer (ayant appris dans ses livres, les 72 trucs pour tromper la vigilance du contrôleur), elle descendit sur l’île de Hainan, attirée par les buissons fleuris, les arbres ployant sous les fruits en toute saison. Elle connaissait les risques et s’y était préparée : elle gardait ses vêtements amples et sales, masquant le fait qu’elle soit une fille et la protégeant ainsi des voleurs d’enfants. Elle dormait dans les talus, buvait aux fontaines. Pour manger, elle cueillait les papayes, mangues et noix de coco du bord du chemin, ou récupérait un quignon de pain dans les poubelles. Cela lui suffisait. Mais ce qui lui fit rebrousser chemin après trois mois d’errance, fut l’absence de sa mère, de ses chers livres, et de l’école – elle retourna donc à Xiangyang par le même chemin.

A l’arrivée, elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui fasse une fête… mais elle fut prise de court par la violence de l’accueil : le clan masculin la rejeta purement et simplement. Selon son père, ses frères, ses cousins, elle avait détruit la respectabilité de la famille, et devait partir. On ne voulait plus de cette brebis galeuse. Juren était abasourdie : « si l’un de mes frères avait fait cette escapade, nul n’aurait pensé à mal », se disait-elle. La réalité bien sûr, était plus simple et prosaïque. Envers Juren, tous ses proches masculins ressentaient soudain une jalousie incommensurable : sa bravoure les insupportait. Elle se révélait plus courageuse et virile qu’eux-mêmes !

A ce moment-là, Xianzhi, sa mère, pour une fois osa tenir tête à ses hommes. Quelques mois plus tôt, elle avait obtenu pour Fei un poste au bureau municipal des parcs et forêts : elle exigea en retour qu’il se remue pour sa sœur, ce à quoi il consentit de mauvaise grâce. Le soir venu, entre chien et loup, Fei se rendit chez son collègue de l’éducation, une bouteille d’erguotou (alcool blanc) planquée dans son cabas. Une heure de causette, quelques verres firent l’affaire : à 12 ans, Juren était placée institutrice dans un hameau à 15 km, à distance respectable de Xiangyang, pour qu’on ne parle plus d’elle – que l’honneur du clan puisse entrer en convalescence.

Ce fut à cette époque que Juren changea de nom. « Chrysanthème », ce que signifiait son vocable de naissance, faisait trop gracile et  « fleur coupée ». C’était comme un choix délibéré des parents pour perpétuer l’ancestrale discrimination des genres. La même chose valait pour ses sœurs : « Osmanthe » et « Prune » faisaient pâles et vulnérables, face aux fiers noms choisis pour leurs aînés mâles, évoquant le Dragon et le Phoenix. Aussi Juren se métamorphosa-t-elle en  Yusu, « Pluie pure », tiré de « Pluie de brume », roman de Qiong Yao.

Qu’on le croie ou non, face à des élèves parfois plus âgés qu’elle et à une école laissée à elle-même, qui n’avait plus eu de maître permanent depuis 3 ans, l’adolescente tint bon. Pendant huit ans, seule, elle dicta, lut à voix haute, fit faire additions et soustractions, raconta les provinces en géographie, l’invasion japonaise en histoire. Alternant sourires et persuasion, elle apprit à se faire respecter, et survécut sans autre salaire que les offrandes des parents d’élèves– une brassée de bois, un sac de farine, une douzaine d’œufs, un bout de lard salé. Durant tout ce temps, cette enfant « guide d’enfants » n’avait jamais cessé de lire ses livres, ni de rêver des lumières de la ville…

Fan Yusu réussira-t-elle à sortir sa misère ? Patience, seuls huit jours vous séparent de la suite de la saga de son existence !

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1 Commentaire
  1. severy

    Huit jours… huit jours…! Le lecteur doit endurer ce suspense pendant huit longs jours. Vous rendez-vous compte de ce que cela fait de secondes?

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