Petit Peuple : Yinchuan (Ningxia) – Liu Bingxia, la bonne samaritaine des réseaux sociaux

Yinchuan (Ningxia) – Liu Bingxia, la bonne samaritaine des réseaux sociaux

Liu Bingxia, 47 ans aujourd’hui, se souvient des larmes versées quand ses parents lui ont demandé d’arrêter l’école et de revenir les aider dans la ferme familiale. Elle venait de finir l’équivalent de sa troisième et espérait continuer, passer son gaokao (高考, gāo kǎo – l’équivalent du baccalauréat) et qui sait, devenir quelqu’un. Mais, dans une fratrie de six enfants, avec deux parents agriculteurs qui gagnent tout juste de quoi vivre, une fille représente de la main d’œuvre avant tout. Elle s’est donc occupée des poules, des canards, des oies familiales, a aidé à la récolte des baies de goji dont la vente assurait un extra de plus en plus profitable. Chaque jour, elle a vu ses frères partir pour l’école et ses rêves disparaître derrière les montagnes, réduits en poussière, envolés dans le paysage aride de son quotidien.

Une fois mariée, Liu et son mari sont partis tenter leur chance à Yinchuan, la plus grosse ville de la région autonome du Ningxia, au nord-ouest de la Chine, l’une des régions les plus pauvres du pays, coincée entre le Shaanxi, le Gansu et la Mongolie Intérieure. Tant que leurs deux enfants sont petits, elle monte et gère un petit commerce de vente de vêtements traditionnels. Mais, elle n’oublie ni sa scolarité interrompue, ni les plaintes des femmes de sa famille et des voisines, les plus vieilles, celles qui n’ont même pas eu le temps d’apprendre à lire et à écrire.

En 1949, avec un taux de 80% en Chine, l’illettrisme est le fléau contre lequel le Parti communiste s’attaque avec ferveur. Mao espère l’éradiquer en moins de dix ans en simplifiant la graphie chinoise pour faciliter l’accès à l’écriture. Aujourd’hui, ce taux est tombé à 2,67%, le résultat de grands efforts de la part du gouvernement. Mais dans ce pays gigantesque, cela représente encore 37 millions de personnes, dont les ¾ sont des femmes. Souvent les laissées pour compte des anciennes générations, isolées à la campagne, loin des initiatives proposées dans les villes. Ne pas savoir lire et écrire les rend dépendantes pour chaque geste du quotidien et vulnérables aux abus de la part de leurs familles ou de proches mal intentionnés.

Ainsi, Liu recueille les confidences d’une cousine dont la belle-fille ne veut pas lui confier son petit-fils. Selon cette dernière, l’incapacité de sa belle-mère à lire et écrire peut être source de danger pour l’enfant. Ou cette voisine incapable de déposer seule à la banque l’argent gagné comme coiffeuse. L’intermédiaire choisi l’a fait à sa place, et déposé la somme sur son propre compte. La voisine n’a rien pu faire pour récupérer ses économies.

C’est là que Kuaishou (快手, Kuài shǒu, souvent surnomme « Kwai ») entre en scène, une application mobile de partage de vidéos courtes utilisée principalement par les populations rurales et les travailleurs migrants, le « TikTok de la Chine rurale » en quelque sorte. Tout le monde s’en sert : le mari de Liu, chauffeur routier, regarde des vidéos de pêche à la ligne, sa passion ; une amie y montre la beauté de l’artisanat local et vend quelques broderies faits main ailleurs que sur les marchés locaux, l’une de ses belles-sœurs s’est liée d’amitié avec une agricultrice du Yunnan qui partage un quotidien très proche du sien ; une autre belle-sœur aime cuisiner et y trouve des recettes filmées par d’autres mères de famille du Sichuan, du Gansu, du Shandong.

Tout le monde s’en sert, même ceux qui ne savent pas écrire… Avec seulement trois boutons à actionner, la simplicité d’utilisation de l’application et sa gratuité la rendent très populaire chez les ruraux. Alors Liu a une idée. Les enfants sont grands, son mari la soutient, la voilà qui lâche son commerce, rachète des manuels scolaires, s’enferme des heures pour étudier. En mai dernier, elle se lance un matin, actionne la caméra et propose son premier cours pour apprendre à lire et à écrire en ligne sur Kuaishou. Trois personnes la rejoignent, puis dix, puis 200. Aujourd’hui, ses vidéos sont suivies par plus de 43 000 personnes, des femmes principalement, entre deux âges et venant comme elle de régions rurales de l’Ouest de la Chine. L’impact des cours de Liu, offerts gratuitement, est considérable. Beaucoup témoignent de l’effet positif sur leur estime de soi, sur leur capacité à prendre en main leur vie de façon plus autonome.

L’alphabétisation des adultes sur les réseaux sociaux se doit d’être mieux encadrée et régulée par le gouvernement pour éviter les abus, répète Liu, rejoignant curieusement les critiques des Etats-Unis et de l’Europe sur le manque de régulation de ces mêmes réseaux dans les démocraties occidentales (et l’influence masquée du Parti communiste sur le contenu). Mais dans ce puits sans fond de désinformation et d’abrutissement des jeunes, l’initiative de Liu mérite d’être soulignée. Où se trouve l’obscurité se trouve aussi la lumière, 因祸得福 (yīn huò dé fú) … !

Par Marie-Astrid Prache

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