Petit Peuple : Xueshan (Gansu) – Liu Shengjia, dernier des villageois (2ème Partie)

Résumé de la 1ère Partie : En 2006, les derniers habitants de Xueshan (Gansu), ruinés par la sécheresse, acceptèrent de se replier sur la capitale provinciale, Lanzhou. Tous…sauf Liu Shengjia qui choisit de faire de la résistance et souhaita rester au village, avec sa mère malade et son cadet.

Après le départ général, la vie se réorganisa, entre les trois rescapés.
A l’aube, Liu Shengjia envoyait Xiaodi, son jeune frère, chercher de l’eau à la source lointaine pour arroser le potager. Il assurait la traite des 30 brebis et fabriquait les fromages. Une fois la corvée achevée, il menait ses bêtes paître à un ou deux kilomètres sur des pâturages maigres, cachés dans le fond d’une vallée.

Il n’y avait ni magasin, ni marché, ni échange de travail entre voisins. Mais au fil des années, à la grande surprise de Liu, la situation s’améliora. Moins agressée par un cheptel réduit de 9/10èmes, la nature reprit le dessus. Arbustes et touffes d’herbes fragrantes réapparurent timidement, puis plus sûrement à chaque printemps. Mieux nourries, les bêtes gagnèrent en poids. En fin de matinée, le frère emmenait le troupeau vers les hauteurs, tandis que Liu aux fourneaux faisait la soupe, pétrissait et enfournait la galette, alimentait et soignait sa mère impotente. Au soir, le cadet ramenait le troupeau et l’enfermait à la sécurité de l’étable.

La nuit tombait sur ses dangers invisibles mais effrayants : les chiens abandonnés, retournés à l’état sauvage, hurlaient sous leurs fenêtres, les dissuadant de sortir, faute d’un fusil pour les tenir à distance. Ayant renoncé aux cultures de céréales en terrasse, Liu occupait les terres des voisins, protégées des sangliers par les murs des courées. Parfois, il découvrait sur les chemins les saignées fraiches dans la terre, forées par les groins des sangliers en quête de racines et de tubercules. 
En 2011, sa mère décéda : ils l’enterrèrent seuls, sans prêtre ni pleureuses, fifres ni tambours, faute de pouvoir les payer. Peu après, Xiaodi sollicita son congé, et partit lui aussi pour la ville, laissant Liu Shengjia seul à ses bêtes, ses lopins et leur sépulture.

liushengjia2Liu avait donc perdu son seul aide et sa seule compagnie. Par un bizarre caprice du destin, pourtant, son mode de vie s’améliora encore. C’est qu’à travers la Chine, d’immenses étendues s’étaient vidées d’hommes : les rares qui restaient se partageaient des emplois plutôt bien payés par la province, parce qu’indispensables. L’administration des parcs et forêts lui avait confié la surveillance des bosquets de Songbai, à une heure de distance, un mi-temps à 700 yuans assorti d’une moto électrique. Il arpentait les sous-bois, détruisait les collets des braconniers, bombait d’une croix rouge les grumes à abattre, débroussaillait les ronciers contre les incendies. Le pécule régulier de cette tâche peu fatigante, était complété du produit des ventes de fromage, de laine, et des carcasses d’une dizaine de jeunes mâles par an : c’était une demi-richesse, et le sentiment agréable de la réussite, d’une petite aisance.

Il avait l’électricité, héritage du temps où le hameau survivait. Il avait hérité d’une vieille télé, d’un ordinateur – raccordé à internet, d’un réfrigérateur pour les fromages, et même un smartphone pour la vente de ses produits. Le soir pour se désennuyer, il furetait sur le net, sans trop savoir quoi chercher… Dans sa maison, il lui restait encore deux lits, un bureau, une armoire. Quand ses brebis étaient en chaleur, il téléphonait à la ferme la plus proche, pour faire venir le bélier.
Quand il avait épuisé la liste de ses tâches quotidiennes, il errait dans les ruelles chargées d’une vie de souvenirs, cherchant parmi ces ruines quelque auvent contre le soleil ou la  bruine. Le  village se dégradait rapidement : faute d’entretien, ces maisons de brique sèche s’effondraient les unes après les autres, faute d’entretien. Une fois le toit tombé, les murs suivaient après quelques années.    

Une semaine de forte pluie d’août 2012, un mur de la cour tomba, creusant de profondes lézardes dans la paroi du salon. Ce fut pour Liu, le signal de la fuite. L’orage une fois cessé, il rassembla ses cliques et ses claques, et les déménagea à 50 mètres de là, dans la demeure de l’ex-secrétaire du Parti – qu’il savait décédé, et donc définitivement désintéressé à l’avenir de cette demeure terrestre.
En se réinstallant, Liu était habité d’un sentiment de puissance indiscutable, d’un droit céleste seulement comparable à celui d’un empereur : tout le village lui appartenait. C’était une belle compensation à la trahison de ses pairs, à sa mise à l’écart de l’humanité.
Le seul domaine où il ressentait misère, était l’absence d’une femme, amante ou maman. Souvent revenait le hanter la dernière phrase de sa mère avant son dernier souffle : « Marie-toi, Shengjia, fais un enfant, perpétue notre nom ». Mais qui voudrait venir partager cette existence solitaire ? Hanté de ces considérations, il se retournait durant des heures dans son lit froid, pensant à cette inconnue imaginaire. Il finissait par sombrer dans un sommeil peuplé de fantômes et de signaux transparents, « poursuivant la quête jusque dans le rêve » (梦寐以求,mèng mèi yǐ qiú).

Dernièrement, des journalistes ont démarqué à Xueshan, curieux de rencontrer ce marginal ayant refusé les plaisirs de la ville afin d’honorer la  terre de ses ancêtres. Ils ont trouvé un homme timide, emmuré dans son silence. « Je peux rester ici le temps qu’il faut, a-t-il daigné leur dire, mais je retournerai peut-être, un jour, en société – quand le temps sera venu ». La province, dit-on, prépare une offre.

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1 Commentaire
  1. severy

    Jolie histoire. Il suffirait de fonder une communauté monastique pour remettre les lieux en valeur.

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