Petit Peuple : Nanjing : l’homme au gosier d’or

Avec l’alcool, le Chinois a un rapport aussi passionné que l’Occidental, mais très différent. Du baijiu, rêche gnôle de grain, la compagnie des soiffards attend moins le brouhaha des chants paillards ou l’innocente extase d’un Noé s’enivrant avec sa servante, qu’un combat sans pitié dont le champ est la table, et l’arme le godet. Chaque minute, en des milliers de bistroquets en ville et au village, on joue au hua quan, selon des règles immuables au fil des millénaires. Au signal donné, chaque lutteur «dit» d’une main (selon une technique unique au pays) un nombre compris de 0 à 10. En même temps, il éructe un cri rauque un autre chiffre: son pari de la somme des deux mains, la sienne et celle de l’adversai-re. Le perdant paie en vidant un verre, puis le jeu reprend endiablé, jusqu’à 4 fois la minute. Le vainqueur est donc moins le meilleur devin, que celui à la meilleure encaisse. Bien vite, l’autre doit déclarer forfait, sous peine de subir l’abjection de rouler sous la table.

Souvent le jeu dépasse la dimension du passe-temps macho, pour viser un enjeu plus lourd. Au hua quan, des compagnies opposent leurs hérauts pour emporter un contrat. C’est le ciel qui décide, tel au temps des Trois Royaumes, les 2 généraux se livraient duel à mort, dont l’issue décidait du sort de la bataille, voire de la survie d’un royaume. C’est la survivance au XXI. siècle du «mandat du ciel», du signal révélé de la faveur des Dieux. Tout cela pour une lampée. Autant dire qu’un tel gosier, en Chine, vaut de l’or.

A Chongqing, le restaurant Qilong vient de tenir un concours de hua quan. A gagner : une place de héraut salarié 100.000¥/an, sans compter l’assurance-maladie-retraite et le plan épargne-logement. Pour rentrer dans ses frais, Li Xingjian le patron compte attirer à dîner les champions de tout le pays avec leurs supporters, pour se mesurer à son homme. En cas de victoire, ce challenger gagnera 50% de ristourne à vie sur ses repas: en Chine, pays joueur invétéré, telle promesse de duel d’alcool en permanence, est la voie royale de la fortune !

Du 3 au 6/10 dans l’arène du Qilong, le concours a attiré 89 gladiateurs de la fine. Après ces 4 jours de sirupeuses vapeurs éthyliques, Yu Weishou, boucher de 62 ans a emporté la palme. Sacré buveur-chef du Qilong, il a été dans la foulée confronté à plus de 100 autres challengers en 8 jours, qu’il a tellement battu à plate couture, que durant les dernières heures, parmi la foule dépitée, personne n’osait plus relever la tête ni le défi.

Parmi ces candidats s’est présentée une femme d’affaires en élégant tailleur, dirigeante d’un groupe immobilier. Face au boucher en tablier, elle a tenu une demi-heure, puis s’est retirée en titubant vers sa BMW. Avant de laisser le chauffeur redémarrer, à travers sa fenêtre baissée, elle a péroré une offre solennelle: loin d’elle l’idée de débaucher l’homme fort du Qilong, mais elle lui verserait 50.000¥ (hips), pas moins (hips), en échange de son secret. Détestant picoler, obligée de le faire pour rester tolérée dans ce monde de mecs, elle voulait s’approprier le moyen de boire efficace, pour réduire le supplice au strict minimum…

Hélas pour elle : sous le micro du journaliste venu couvrir l’événement, Yu a répliqué que de secret, il n’y en avait pas. A chaque joute, le stress l’aidait à laisser son instinct aux manettes, se concentrer avec force sur les doigts et les yeux de l’autre pour crier le chiffre venu du tréfonds de son âme. Le plus souvent, cela suffisait pour percer à jour la stratégie de l’autre, avec un minimum d’échec. Cette méthode, il l’avait mise au point pour ne pas se ruiner, car à son étal, il s’était engagé à offrir à quiconque le battrait, deux livres de boeuf. Cette tension proche de la transe, qui lui permet aujourd’hui de gagner à tout coup, porte un nom en chinois: 空手套白狼 kōng shŏu taò baí láng, «chasser le loup blanc à main nue » !

 

 

 

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
0/5
9 de Votes
Ecrire un commentaire