Petit Peuple : Kunming (Yunnan) – Et Li Yinglai créa la femme…

Kunming (Yunnan) – Et Li Yinglai créa la femme…

Li Yinglai, recycleur de 74 ans, vit avec sa vieille mère de 96 ans et son grand frère. Très tôt chaque matin, il enfourche son triporteur, et s’arcboutant sur ses pédales, s’enfonce dans le dédale des venelles de Kunming (Yunnan). Qu’il pleuve ou qu’il vente, hiver comme été, il fait la tournée de trois bâtiments, avec la complicité des gardes qui le laissent entrer. A chaque étape, le vieux cycliste va droit aux poubelles. Là, il trie les bouteilles en verre et plastique, canettes d’aluminium et barquettes en carton. Une à une, il les vide de leur air, les écrase du pied, les enfile comme perles d’un collier de fil de fer de récup’, des ballots qu’il empile sur sa plateforme. En fin de matinée, son petit tricycle s’est transformé en un monstre trois fois plus haut que lui, en surplomb d’un mètre sur chaque flanc, quoique son chargement compressé ne dépasse pas quelques dizaines de kilos. Il est alors temps de retourner au dépôt qui pèse et lui donne sa paie. Son labeur lui permet de gagner au mieux 6 à 7 yuans par jour, de quoi acheter au marché un paquet de nouilles sèches, une livre de légumes, quelques morceaux de tofu.

Ces humbles emplettes, Yinglai les rapporte à son frère aîné qui prépare le repas de midi. Parfois la chance n’est pas au rendez-vous – endurcis par les dernières consignes, sourds à ses prières, les gardiens refusent de le laisser passer, ou bien suivant l’humeur imprédictible du consommateur, la marée des déchets du jour ne contient rien de recyclable. Alors, Yinglai dépité, doit se rendre au marché, non en client mais comme implorant

Avec un tel métier, Yinglai n’a jamais pu se marier : qui voudrait pour compagnon d’un va-nu-pieds négligé ? Vacciné par la vie, Yinglai n’y pense guère : sa mère lui suffit, et il a assez entendu les plaintes de ses copains mariés, sur les criailleries de leurs épouses. N’avoir pas d’enfant, dans l’absolu, ne le fait pas souffrir plus que ça – il évite d’y penser. Sauf pour sa mère, qu’il déplore d’avoir déçu. En effet, Yinglai a passé plus de la moitié de sa vie à culpabiliser sur le précepte de Mencius : « des trois manières d’insulter ses ancêtres, la pire est de ne pas avoir d’enfant » (不孝有三,无后为大 bùxiàoyǒusān, wúhòuwéidà). Et le fait que son frère, pas plus que lui, n’ait pu fonder un foyer, ne l’aide pas à diluer sa gêne…

Depuis 14 ans toutefois, à l’âge symbolique de 60 ans (celui de l’accomplissement de cinq cycles du zodiaque chinois), notre recycleur a trouvé le moyen de s’affranchir de cette disgrâce. Chaque dimanche, il sort de son placard une bonne dizaine de vêtements, et se compose avec soin un look correspondant au temps et à son humeur, joyeuse ou espiègle. Parfois, il sollicite l’aide de sa mère pour quelques ajustements. Puis il prend congé et se rend au parc du lac vert.

Là, sur une aire pavée entre les arbres centenaires et les stèles rocheuses, ayant enclenché sa petite sono et son haut-parleur récupérés, il se met à danser. D’abord lentement et comme emprunté, puis de plus en plus naturel, Yinglai virevolte avec grâce, multiplie les pas chassés, pas glissés, les tournants sur lui-même, suggérant toute la gamme de sentiments
amoureux, les gestes de la séduction et de la passion. Avec légèreté, il brandit, ouvre et ferme habilement son éventail multicolore, adresse des sourires mutins de ses lèvres rehaussées de rouge, lance vers la foule des clins d’œil câlins de ses cils passés au mascara. Il faut à peine quelques minutes pour que ses admirateurs soient un, dix, puis approchant la
centaine, applaudissant en rythme. Car on l’aura compris, Yinglai s’est déguisé et porte selon les saisons, des tenues largement féminines, données par des voisines bienveillantes, excessivement voyantes : chapeau à fleurs ou bonnet rouge de garde impérial Qing, kimono brodé de tournesols et de parasols, juste-au-corps de soleil noir et blanc, collants verts brillant sur ses puissants mollets, sans compter ses extraordinaires lunettes rondes fluo, conférant à son visage des éclats clownesques.

L’accueil est enthousiaste—nul ne penserait, fût-ce une seconde, à se moquer du vieux travesti, et c’est sans l’ombre d’un sarcasme que les enfants l’interpellent « grand-mère » (奶奶, nǎinai). Car de la sorte, Yinglai prétend offrir à sa mère la fille qu’elle n’a pas eu. C’est ainsi qu’après une belle journée au parc, il retourne auprès de sa vieille mère et après l’avoir enlacée et lui avoir réitéré à multiples reprises son affection, il lui conte son excentrique après-midi… De la sorte, parfois, il parvient à la faire rire.

Ce que Yinglai ne dit à personne, c’est que sa mascarade porte pour lui un autre sens, bien plus secret. Durant tout le temps de sa performance, il cesse d’être le mendiant et le gueux que tout le monde méprise en semaine. Finis, les haillons et les mauvaises odeurs. Il est transfiguré, propre et soigné jusqu’aux ongles. Envolée, l’image d’un misérable rejeté et à la marge : Yinglai est sur scène, fier de se produire, arborant sa dignité retrouvée. Et s’il était un pauvre solitaire, en fin d’une vie ratée, le voici au cœur d’une fête bon vivant, dont il est le héros. N’est-ce pas là, d’une pichenette, avoir changé le cours de l’existence, et joué un bon tour au destin ?

Cet article a été publié pour la première fois le 24 mars 2017 dans le Vent de la Chine – Numéro 12 (2017)

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