En 2016, Liu Jing, résidente à Shanghai, voyait son mari retarder les démarches pour obtenir le « hukou » (permis de résidence) indispensable pour inscrire leur aîné de 5 ans en école publique. Après avoir trop tergiversé, le couple n’eut d’autre choix que de l’inscrire en école privée, à une heure de route. Liu dut alors démissionner de son travail pour conduire le fiston matin et soir. Elle dut bientôt constater que cet établissement pratiquait une discipline féroce, mal supportée par son fils qui finit par décrocher… Cette jeune mère battante prit alors ses responsabilités et fit un tournant dans sa vie : elle divorça et partit avec ses enfants pour Chiangmai en Thaïlande, profitant de l’offre de visa d’études linguistiques sur place.
Comme gagne-pain, elle avait pensé se faire « daigou », acheteuse en gros de marchandises thaïes peu chères mais recherchées en Chine, pour les écouler ensuite sur Taobao. Mais une fois sur place, constatant qu’elle arrivait sur un créneau encombré, elle changea son fusil d’épaule, loua une villa et ouvrit un « bed & breakfast ». La Thaïlande était déjà devenue la destination-phare du tourisme en son pays, et sur internet, sa langue chinoise lui donnait un avantage décisif sur la concurrence locale, pour attirer ses compatriotes. Quant aux enfants, elle n’eut que l’embarras du choix pour les inscrire dans une des écoles internationales qui bourgeonnaient en ville.
Des années plus tard, Liu Jing est toujours là, et prospère. Sa ténacité et son pragmatisme lui ont permis de survivre aux années Covid. Loin d’être un cas isolé, elle est un symbole de milliers de mères de famille chinoises à Chiangmai, souvent séparées de leurs maris, soit par un divorce, soit parce qu’il est resté au pays travailler. Dans une de ces écoles de Chiangmai, sur 40 enfants chinois inscrits, seuls quatre ont leurs deux parents sur place, les autres étant à la charge de la mère.
Pour ces migrants pseudo-étudiants, exercer un emploi est en principe interdit, mais les contrôles légers leur donnent loisir d’exercer toutes formes de télétravail– e-commerce, télé-enseignement, ou gestion d’une entreprise familiale au pays. Fait symptomatique : les enfants, le plus souvent, ignorent tout de leur activité. La mère (ou les parents) la leur cache – c’est un trait culturel chinois.
Une nouvelle vie
Combien sont-ils ces Chinois partis refaire leur vie en Thaïlande ? D’après le South China Morning Post, ils seraient 7 millions, soit un dixième de la population locale. L’an passé, 110.000 d’entre eux effectuaient les démarches pour un visa de résident permanent, chiffre double de 2022. Le plus gros contingent se trouve à Bangkok, poumon économique du pays (15 millions d’habitants). L’an passé, ils auraient acheté 3500 appartements et là aussi, les chiffres explosent.
De 2020 à 2022 pourtant, les 10 millions de touristes chinois de 2019 (soit 25% du total « étranger ») sont passés à zéro suite à la fermeture des frontières. En 2023, le chiffre est remonté à cinq millions. Pour relancer son tourisme mis à mal par deux ans de fermeture (des millions d’emplois perdus), la Chine et la Thaïlande viennent de signer (cf photo) un accord d’exemption mutuelle de visas à partir du 1er mars pour une durée de 30 jours maximum. Mais vu l’appauvrissement général des Chinois durant ces années de confinement, résorber la crise prendra plus de temps que cela. Pour autant, les migrants, candidats à un nouveau départ, expriment une détermination sans faille !
Ils sont en majorité jeunes, trentenaires. Certains sont enseignants ayant perdu leur emploi lors de la reprise en main du secteur des cours du soir suite à la réforme de l’enseignement qui redonne la priorité à l’enseignement public. D’autres ont préféré fuir le pays après une longue année 2022, indignés d’être restés sous politique « zéro Covid » huit mois de plus (jusqu’à décembre 2022) que les Thaïs libérés dès fin avril.
D’autres encore sont des geeks travaillant dans les monnaies virtuelles, Bitcoin en tête. Souvent établis autour de la ville de Dali (Yunnan), ils ont vu leur activité brusquement interdite, et pour pouvoir continuer dans ce gagne-pain technologique, se sont repliés sur Chiangmai. Ils l’ont fait d’autant plus volontiers qu’en même temps, Pékin renforçait au Yunnan ses restrictions des libertés. A Dali, la conjonction d’une forte population de jeunes informaticiens et d’un surplus de liberté des mœurs avait valu à la ville le pseudo affectueux de « Dalifornia », clin d’oeil à la côte Ouest américaine, laissant espérer sous quelques années, l’émergence d’une Silicon Valley chinoise. . Mais en 2022, un festival de contre-culture à Dali a été avorté par la police, qui a aussi procédé à près de 300 arrestations pour consommation de stupéfiants. Ce coup de barre accélérant l’exode sur Chiangmai.
Parmi les émigrés chinois, figure aussi, bien malgré eux, un contingent de Hongkongais. Constatant l’an dernier l’érosion de leurs libertés et la montée rapide du risque d’arrestation, 200.000 d’entre eux ont quitté l’enclave : les plus riches, pour le monde anglophone, d’autres, moins fortunés, pour le pays des orchidées. Souvent pour ces derniers, comme pour les Chinois continentaux, la Thaïlande est vécue comme un sas, une salle d’attente, le temps de trouver l’opportunité pour aller refaire sa vie outre-Atlantique.
Les Chinois, séduits par la Thaïlande
Dans l’esprit des Chinois, se conjuguent sur la Thaïlande bien d’autres atouts. A commencer par Chiangmai. La seconde ville du pays (1,5 millions d’habitants) compte 150 monastères : outre leurs décors splendides, leur statuaire, leurs édifices et leurs parcs, ils offrent aussi des stages de méditation très prisés par une jeunesse chinoise déboussolée par la poussée d’un athéisme punitif, et en quête de valeurs.
Autre atout irrésistible : le coût modeste de la vie en Thaïlande, 30 à 40% de moins que celui des citadins chinois. Qu’on parle des écoles ou des hôtels, des hôpitaux ou des transports, les services sont de qualité. Trains et avions sont bien organisés, et à l’heure. Dans les écoles internationales, les enfants chinois sont accueillis par des professeurs occidentaux, en classes de 12. Ils portent des uniformes, bénéficient de locaux en bon état, avec terrains de sport et piscines. A 350.000 voire 500.000 bahts (10 à 20.000 euros) par an, ces écoles promettent en fin de cursus l’entrée aux universités anglo-saxonnes, rêve de tous parents chinois. Ainsi la Thaïlande est le tremplin d’un nouveau départ vers la vraie terre promise de pays comme le Canada (anglais et français), les États-Unis, l’Australie ou la Nouvelle Zélande.
Un autre avantage de la Thaïlande est sa proximité avec la Chine : Chiangmai n’est qu’à 2h de Kunming, quatre de Pékin ou Shanghai. Sa « Chinatown » est ancienne et puissante, garantissant au migrant de pouvoir poursuivre sa vie à la chinoise. Cela va à tel point que le Chinois de Chiangmai importe ses nouilles instantanées, son dentifrice de toujours, sans rien acheter de local. D’ailleurs, Bangkok vient mi-février d’annoncer une TVA spéciale s’appliquant sur les produits importés, pour tenter de protéger sa production locale.
Ajoutons pour mémoire ces traits de personnalité de la Thaïlande qui la rend aussi aimable aux yeux des Chinois qu’à ceux des autres nations : son sourire, sa politesse, son absence de stress, son rapport adouci avec le temps, les couleurs qu’elle arbore dans son habillement, sa végétation tropicale, son goût de la fête.
Terre de tolérance
Paradoxalement, la raison la plus profonde de la fascination qu’exerce ce pays sur la Chine, est aussi la plus cachée, jusque dans son inconscient-même : le goût de la liberté des Thaïlandais, leur tolérance pour l’expression libre, la diversité des mœurs et religions. La masse des comportements tolérés en ce pays est beaucoup plus forte que celle qu’on vit en Chine. Au fond, pour l‘instant, en Thaïlande, le seul délit d’opinion impardonnable, est le lèse-majesté, aux peines renforcées depuis l’arrivée du nouveau roi en 2021.
Ainsi, la Thaïlande s’offre comme havre de paix et terre d’accueil à ceux qui ne supportent plus de devoir « s’allonger » et pour qui le modèle de vie actuel imposé, ne suffit plus. Dès leur arrivée, ils trouvent des forces et un terreau favorable, et parviennent à s’organiser en un mode de vie alternatif, concurrent, proposant un avenir parallèle. Yezi, 20 ans, universitaire, ne se cache pas d’avoir émigré pour pouvoir s’affranchir de la chape de plomb policière toujours plus pesante sur sa vie. « Mes parents membres du Parti m’ont laissé partir, et m’ont même encouragé à le faire, tout en soupirant qu’eux-mêmes étaient trop âgés pour sauter le pas ». Même chose pour « Hunter » (pseudonyme) qui gagne sa vie comme guide touristique, et admet être parti, avant toute chose, pour échapper au matérialisme et à l’hypocrisie. L’un et l’autre revendiquent la créativité, leur liberté de choix, et rejettent le mode de vie compassé toujours plus imposé par la censure chinoise.
En 2023, un petit festival chinois libre s’est tenu à Chiangmai (celui là même qui avait été interdit six mois plus tôt à Dali), quand presque tous les festivals populaires de Chine, même de littérature ou de Jazz ont disparu ces dernières années. A Chiangmai s’est même ouvert, à l’initiative d’un journaliste chinois exilé, une librairie chinoise présentant toutes formes de titres de Chine, de Hong Kong ou de Taïwan, libre de toute censure. Semblant sous le choc de cette liberté neuve et inespérée, ces migrants chinois, jeunes ou vieux, préfèrent ne pas en abuser, et éviter toute critique de leur pays natal et de son système. On comprend bien pourquoi : à Chiangmai, un puissant consulat chinois entretient un système d’écoute de ses concitoyens expatriés. Même sans provocation de cette communauté d’exilés, il faut se demander combien de temps Pékin tolérera ces libertés qui grandissent hors de son contrôle…
Par Eric Meyer
1 Commentaire
severy
26 février 2024 à 21:49Un article fort intéressant portant la patte de la plume du Maître. Chiangmai, havre de paix, risque bientôt de voir fleurir les premières pivoines de la diaspora chinoise tombant sous le couperet tranchant du Parti.