Deux jours après les élections taïwanaises et alors que Nauru avait adressé ses félicitations à William Lai pour sa réélection le jour même, l’île-nation du Pacifique a décidé de changer la nature de ses relations diplomatiques et de reconnaître diplomatiquement la République Populaire de Chine (RPC) en lieu et place de la République de Chine. Les 12 « alliés » restants de Taïwan sont donc le Guatemala, le Belize, Haïti, le Paraguay, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie et Saint-Vincent-et-les Grenadines dans les Amériques. Dans le Pacifique, il est encore reconnu par les Îles Marshall, Palau et Tuvalu. L’Eswatini est son seul allié africain et la Cité du Vatican la seule en Europe.
La République de Nauru est une île pays et micro-État de Micronésie, dans le Pacifique central. Son voisin à l’est est Kiribati (lié à la Chine), au nord-ouest Tuvalu (fidèle à Taiwan), au nord-est les Îles Salomon (sous orbite de Pékin au niveau diplomatique, économique et sécuritaire), au sud les Îles Marshall (reconnaissant Taipei).
Ce n’est pas la première fois que Nauru change d’avis : les relations diplomatiques officielles avec Taïwan furent établies pour la première fois en 1980, puis rompues en 2003, lorsque Nauru choisit de reconnaître la RPC, puis rétablies entre 2005 et 2024, date à laquelle Nauru a choisi à nouveau de s’allier diplomatiquement à Pékin.
Quel intérêt peuvent avoir les changements de reconnaissance diplomatique d’un pays de quelques dix-mille âmes eu égard à l’équilibre mondial des forces et au développement de la Chine ?
Tout d’abord, il faut se rappeler que ces îles du Pacifique furent au centre de la guerre du Pacifique entre le Japon et les Etats-Unis. L’extension de l’Empire japonais vers le Pacifique fut un élément essentiel de sa stratégie anti-américaine suivant son attaque sur Pearl Harbour. L’importance de ses pays en termes de points de chute au niveau militaire ne fait pas de doute si l’on a conscience de l’immensité du Pacifique qui unit et sépare les Etats-Unis et la Chine.
Aujourd’hui, dans le cadre du conflit global (économique, technologique, diplomatique, informationnel) entre Pékin et Washington, ces îles-nations sont des jalons essentiels de la projection de puissance. Le fait que ces îles-nations reconnaissent Taipei est une garantie fondamentale pour les Etats-Unis de pouvoir y placer troupes et matériels en cas de besoin, étant donné que Guam serait une cible directe et facile pour la Chine.
Inversement, le cas des îles Salomon est exemplaire : la perte de relations diplomatiques avec Taïwan en 2019 a vu une accélération des relations avec Pékin qui ont pris une tournure de plus en plus sécuritaire, non seulement avec la présence de la police chinoise pour mater les opposants à un régime de plus en plus autoritaire (formalisée par un pacte signé en juillet 2023) mais aussi avec les rumeurs d’une base militaire en bonne et due forme.
Ensuite, le fait même qu’un pays de 1,4 milliard d’habitants cherche par tous les moyens à influencer les relations diplomatiques d’un pays de 10,800 âmes montre que l’importance géopolitique ne se définit pas en termes purement quantitatif et que ce qui peut nous paraître inessentiel se place en réalité dans une stratégie de long cours de Pékin.
En effet, en prenant des alliés diplomatiques à Taïwan, la Chine fait à chaque fois coup double ou triple, voire plus dans le cas des pays du Pacifique. Coup triple parce que la Chine en privant Taïwan d’un allié diplomatique : 1. affaiblit sa voix dans les instances internationales ; 2. fait une opération de communication contre le pouvoir DPP en place ; 3. peut signer de nouveaux accords de développement économique. Et, dans le cas des pays du Pacifique : 4 : peut s’offrir une base arrière non-alignée aux Etats-Unis ou à l’Australie dans le Pacifique.
Au total, depuis le premier gouvernement Tsai en 2016 jusqu’u nouveau gouvernement DPP aujourd’hui (qui ira jusqu’en 2028), Taïwan a perdu 9 alliés diplomatiques. São Tomé et Príncipe en 2016, Panama en 2017, la République dominicaine en 2018, Salvador en 2018, Kiribati et les îles Salomon en 2019, le Nicaragua en 2021, le Honduras en 2023, et Nauru donc en 2024.
Autant de pertes instrumentalisées aussi par l’opposition taïwanaise (KMT) pour déplorer la perte de statut du pays. Pour autant ces pertes de relations officielles sont aussi allées de pair avec l’intensification des relations inofficielles entre Taïwan et les pays européens et les Etats-Unis. Ce que la Chine gagne dans le « Sud global », elle le perd en Europe, comme le montre la crise du Forum « Chine + 17 » visant à promouvoir les relations commerciales et d’investissement entre la Chine et les pays d’Europe centrale et orientale, manifestée par le retrait de l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Plus encore, la République Tchèque a récemment envoyé des délégations ministérielles de haut niveau, Miloš Vystrčil, le président du Sénat tchèque déclarant même en août 2020 à Taipei : « Je suis Taïwanais » (en référence au fameux discours de Kennedy).
Sur le plan de son pouvoir de nuisance visant le DPP, ces prises diplomatiques ont donc un effet limité, car même si le KMT peut s’en servir auprès des électeurs pour discréditer le DPP, le fait est que c’est le KMT qui est le plus attaché à la représentativité diplomatique de la République de Chine. En effet, c’est à l’entité politique crée par Sun Yat-sen et réinstituée par Chiang Kai-check à Formose, que s’en prend le Parti communiste plus qu’au DPP. De fait, les indépendantistes les plus radicaux ne voient pas cette réduction du nombre d’alliés à la République de Chine d’un mauvais œil. En effet, pour eux, celle-ci est un héritage du KMT, né en Chine et n’est plus représentatif d’une Formose taïwanaise et démocratique. Si jamais le nombre d’alliés devait tomber à zéro, ne serait-ce pas la meilleure justification pour modifier la Constitution liant l’archipel formosan au continent et donc se déclarer juridiquement indépendant ?
Cependant, sur le plan économique et politique, ce n’est pas si simple. Les Etats-Unis ont institué le « Taipei Act » pour empêcher ce processus de se poursuivre. Car autant dans le Pacifique qu’en Amérique Latine, chaque perte d’allié par Taïwan est une conquête pour la Chine dans sa lutte contre l’hégémonie américaine : la disparition de tous les alliés de Taïwan en Amérique latine est ainsi allée de pair avec l’efflorescence des accords de libre-échange entre ces pays (Chili, Equateur, Costa Rica, Pérou et Nicaragua) et la Chine et de leurs échanges commerciaux (les exportations de l’Amérique Latine vers la Chine sont passés de 3% en 2000 à 31% en 2022).
Enfin, alors que Nauru a changé d’allégeance et que les rumeurs concernant Tuvalu regagnent du terrain, le fait est que Taïwan n’a plus les moyens de cette diplomatie du chéquier qui confine souvent au clientélisme et à la corruption dont s’embarrasse moins Pékin. Au sujet de cette « diplomatie du dollar » taïwanaise au Vanuatu, un interviewé par le Los Angeles Time avait déclaré : « les méthodes utilisées par Taïwan, en soudoyant les pays et les politiciens, sont injustes, violent le droit international et perturbent la communauté mondiale. La diplomatie de la corruption ne durera pas. » De ce point de vue, chaque perte d’allié diplomatique pourrait être vu comme un signe de probité, et chaque nouvel allié de la Chine populaire comme un signe du contraire…
Sommaire N° 4 (2024)