Voilà deux nouvelles qui pourraient bien changer la donne des prochaines élections présidentielles taïwanaises qui auront lieu le 13 janvier 2024. Il s’agira de la huitième élection directe du président et du vice-président, ces postes ayant été élus au suffrage indirect par l’Assemblée nationale jusqu’en 1996. La présidente sortante Tsai Ing-wen du Parti démocratique progressiste (DPP), réélue en 2020, n’est pas éligible pour briguer un troisième mandat.
Jusqu’à très récemment, la victoire semblait promise à son vice-président William Lai, nommé candidat du DPP en mars 2023. Non seulement, celui-ci n’a cessé de mener la course en tête dans les sondages de juin à novembre avec une constance remarquable tout au long de 2023, mais plus encore cette avancée s’était transformée en une sorte d’intériorisation de la victoire comme prévisible et attendue par 55% des Taïwanais.
Face à lui, se dressent trois hommes : le premier est le maire de New Taipei, Hou You-yi, qui a été choisi pour représenter le Kuomintang (KMT) en mai 2023. Le second est Ko Wen-je, le candidat du Parti populaire de Taiwan (TPP), un parti politique « centriste » créé le 6 août 2019 par l’ancien maire de Taipei. Le TPP se considère comme un tiers alternatif au DPP et au KMT : « ni vert, ni bleu ».
Enfin, le fondateur de Foxconn, Terry Gou, a déclaré sa propre candidature en septembre dernier. L’homme d’affaires vient de l’officialiser en faisant valider auprès de la Commission électorale centrale (CEC) les signatures qu’il avait recueillies pour se présenter comme candidat indépendant. Pour Gou et sa colistière, la chanteuse et comédienne Tammy Lai, il fallait au moins 289 667 signatures, soit 1,5 % de tous les électeurs éligibles, pour être inscrits sur les bulletins de vote. Ils en ont obtenu presque cinq fois plus : 1 038 031 signatures dont 902 389 ont été validées.
Le bureau de campagne de Gou a remercié le personnel de la CEC et tous ceux qui ont soutenu la campagne de signature, affirmant que Gou aurait pour objectif d’instaurer la paix entre les deux rives du détroit, ainsi que la prospérité et un gouvernement « propre », s’il remporte les élections.
Cette officialisation de la candidature de Terry Gou signifie donc une campagne encore plus éparpillée et une offre dans l’opposition encore plus éclatée, ce qui a priori ne pourrait que favoriser William Lai. En effet, les trois candidats, Hou, Ko et Gou partagent tous une ligne claire d’opposition au DPP de Tsai Ing-wen et William Lai. A moins que cette officialisation ne soit pour Terry Gou la condition afin de pouvoir rendre sa position d’autant plus stratégique et donc pouvoir négocier au plus fort, son retrait ou son alliance possible… Après tout, Terry Gou est un homme d’affaires et la fonction politique est pour lui aussi une affaire commerciale. Fin octobre, les bureaux de Foxconn en Chine ont été perquisitionnés par les autorités, ce qui avait été interprété comme une tentative indirecte de Pékin de s’ingérer dans la campagne présidentielle taïwanaise, en poussant Terry Gou à retirer sa candidature et ainsi rediriger ses soutiens vers le KMT.
Mais, il y a une autre nouvelle qui est beaucoup plus importante et qui pourrait changer la face des élections. Les représentants du Parti nationaliste chinois (KMT) et du Parti populaire de Taïwan (TPP) se sont réunis le 15 novembre 2023 à la Fondation Ma Ying-jeou à Taipei pour négocier leur candidature commune pour la course présidentielle. Cette réunion à huis clos entre le maire de la ville de New Taipei et candidat du KMT, Hou You-yi, le président du KMT Eric Chu et le président et candidat du TPP, Ko Wen-je, a statué sur la question de savoir qui représentera l’opposition lors du scrutin présidentiel de janvier : Hou ou bien Ko. A l’issue de la réunion, les participants ont déclaré qu’ils avaient convenu d’utiliser les résultats du sondage comme base de leur décision, scellant ainsi leur alliance. Les partis se trouvaient auparavant dans une impasse sur la manière de former une coalition, le KMT étant favorable à des primaires ouvertes et le TPP privilégiant les sondages d’opinion. Ils ont également convenu de former un gouvernement de coalition s’ils sont élus, avec des ministres (autres que ceux de la défense nationale, des affaires étrangères et des affaires inter-détroit choisis par le président) choisis en fonction de la proportion de législateurs de chaque parti.
Après la réunion, Ma Ying-jeou a déclaré aux journalistes que les deux parties ont conclu « un accord de coopération, créant un précédent inédit dans l’histoire politique de Taïwan ». Effectivement, une coalition inter-parti n’a jamais vu le jour lors d’élections présidentielles. Le fait que ce soit l’ancien président Ma Ying-jeou qui a servi de force motrice pour pousser à ce rapprochement, montre le caractère « bleu » de cette coalition.
Alors que Ko Wen-je n’a cessé de promouvoir son parti sur la base d’un « ni, ni » de type « centriste », à savoir ni DPP ni KMT, la poignée de main entre Ko et Hou (et Chu) sous la pression de Ma aurait pour conséquence de montrer que le TPP est dans l’orbite du KMT et qu’il est prêt à compromettre certaines de ses valeurs et à faire taire certaines de ses critiques envers le KMT pour pouvoir remporter la présidence. De ce point de vue, le TPP pourrait apparaître comme un cheval de Troie du KMT. La possibilité de gagner la présidentielle se ferait donc au prix de la perte de son identité politique.
De plus, la personnalité explosive de Ko ne préjuge pas de la viabilité ou durabilité de l’accord qui, de fait, à la date du 18 novembre, semble sur le point de capoter à cause d’un désaccord sur la manière de fixer la tête de liste en fonction des sondages et de leurs marges d’erreur.
Voilà qui pourrait rassurer le DPP qui, pour la première fois depuis le début de la campagne, était sur la défensive. En effet, les sondages donnaient le couple Ko/Hou gagnant que ce soit avec Ko en leader (victoire plus nette : 48 contre 39) ou bien Hou (46 contre 41). Le DPP va vite devoir trouver la parade s’il ne veut pas dépendre des erreurs stratégiques et des guerres d’égo de ses adversaires. Pékin, on s’en doute, suit l’affaire de très près.
Sommaire N° 37 (2023)