
Mer agitée en perspective : le retour de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis laisse présager des lendemains qui tanguent du côté du détroit de Taïwan et de toute la région Indopacifique. De fait, Trump aime se présenter comme le meilleur allié et premier sympathisant des puissances hostiles à l’Occident : celui qui vante son amitié avec Viktor Orban en Europe, Poutine en Russie et Kim Jong-un en Asie semble être le président le plus anti-américain des Etats-Unis. Comme ses camarades des régimes autoritaires, Trump semble n’avoir que mépris pour l’ordre libéral international : il déteste qu’on lui dise (à lui et à l’Amérique qu’il incarne) ce qu’il doit faire, ce qu’il peut faire. Il refuse les limites a priori, les règles normatives : il semble penser que rien n’est impossible, que tout est négociable si on sait y mettre le prix.
Combien vendre l’Ukraine pour faire la paix avec Poutine ? Combien vendre Taïwan pour faire pression sur la Chine ? Dans le monde parallèle trumpien d’un univers transactionnel gouverné par le seul principe qu’il n’y a pas de principe, la stratégie des alliances atlantiques et pacifiques semble trembler sur leur base historique (établie après la deuxième guerre mondiale) ; elles semblent pouvoir vaciller au gré de l’offre et de la demande d’un marché géopolitique au sein duquel les Etats-Unis se placent comme vendeur et acheteur en dernier ressort. Puisque, rien n’a de valeur et tout a un prix dans le monde du capitalisme et de l’équivalence généralisée, Trump veut vendre au plus offrant le parapluie nucléaire et balistique américain n’hésitant pas à s’acoquiner avec les ennemis des alliés traditionnels du pays pour pratiquer la surenchère et faire monter les prix.
Que ce soit à l’OTAN et à l’Europe ou bien à la Corée du Sud, au Japon et à Taïwan, le message est partout et toujours le même : si vous voulez être protégés, il faut être prêt à payer et à payer cher. L’aide militaire américaine n’est pas gratuite : elle s’assortit d’une facture qui promet d’être salée. Une telle position vise sans doute à la fois à faire le forcing sur les « alliés » pour qu’ils achètent américain et pour les placer devant leur responsabilité budgétaire.
La question est de savoir si cette stratégie qui peut se comprendre dans le cadre de l’Europe (les Américains reprochant aux Européens d’avoir financé leur système de protection sociale en définançant leur effort de guerre qu’ils ont fait reposer sur les épaules de l’Oncle Sam), fait véritablement sens ou n’est pas totalement contreproductive au niveau asiatique.
Selon toute vraisemblance, Trump a oublié tous les avantages, notamment économiques, que les Etats-Unis ont réussi à acquérir et à garantir par le simple fait d’être devenus le « gendarme du monde » : le dollar restera-t-il encore (et pendant combien de temps) la valeur refuge au niveau monétaire si les Etats-Unis ne sont plus la puissance refuge au niveau militaire ? Ce n’est pas le serpent de mer de la monnaie commune des BRICS et les transactions en roubles, yuans et roupies qui pourront détrôner le billet vert : seule la perte de crédibilité géopolitique des Etats-Unis pourrait précipiter la démonétisation du dollar. Cette perspective ne semble pas pouvoir infléchir (ou du moins dans l’immédiat) cette vision trumpienne, étroitement pécuniaire du monde.
La question se pose d’autant plus que Trump a posé pour prérequis, dans sa gestion à venir des affaires internationales, le refus a priori de l’entrée en guerre des Etats-Unis : sa critique constante de l’administration Biden durant les élections est qu’elle allait conduire les Américains à être appelés sous les drapeaux. Des commentateurs naïfs et/ou complotistes y verront le signe d’un président pacifiste, qui a le « courage » de « s’opposer » à « l’Etat profond » (le « marais » à drainer du Capitole) et de « résister » au « complexe militaro-industriel ».
En réalité, c’est un positionnement dangereux et absurde : à quoi peut bien servir la première armée du monde si elle se déclare par avance indisponible, si elle se met en retrait de tout conflit futur ? Peut-être que, pour Trump, le rôle de l’armée est de protéger la frontière des migrants, mais y a-t-il besoin de F-16 et d’ogives nucléaires pour le faire ?
Quoi qu’il en soit, cette déclaration de principe anti-va-t’en-guerre ne manquera pas d’être lue comme un signe de faiblesse, une marque de lâcheté ou encore un symptôme de pusillanimité par les adversaires objectifs des Etats-Unis. Elle signale à ceux-ci que, pour peu qu’ils fassent un usage immodéré de la force, contraire au droit international, l’Amérique de Trump, sera prête à toutes les concessions pour éviter la guerre. Autrement dit, en se déclarant dans ses meetings contre l’envoi de troupes américaines où que ce soit dans le monde et surtout en Europe, Trump risque de lever l’ambiguïté stratégique de l’intervention américaine qui retenait encore les puissances hostiles.
Dans ce contexte, les petites phrases de Trump sur Taïwan ne manquent pas d’inquiéter. Donald Trump a récemment fait deux déclarations typiques du personnage, dans le sens où elles sont à la fois fausses et provocatrices, témoignant d’un amour de l’argent que ne tempère aucun sentiment d’obligation morale : d’une part, il a affirmé que Taïwan « devrait payer pour être protégé », d’autre part, il a aussi accusé Taïwan d’avoir « volé » le marché des semi-conducteurs aux Etats-Unis.
Ces affirmations ont pour problème d’être mensongères – ce qui n’est un problème ni pour Trump ni pour son électorat. D’une part, non seulement Taïwan paie cher pour des équipements militaires étatsuniens qui ne sont pas toujours adaptés à ses besoins de défense mais, même une fois réglé, ce matériel de défense met souvent bien du temps avant d’arriver concrètement à Taïwan. D’autre part, si les ingénieurs taïwanais se sont bien formés aux Etats-Unis et notamment le fondateur de TSMC, Morris Chang, la conception reste encore massivement américaine et en 2022, les entreprises de semi-conducteurs basées aux États-Unis détenaient 48% de la part du marché total des semi-conducteurs.
Plus grave que l’entorse faite à la réalité, ces deux affirmations portent atteinte à l’image des Etats-Unis à Taïwan et en Asie. Leur aspect transactionnel envoie à la Chine le message que Taïwan n’est pas ou n’est plus une ligne rouge pour Washington. Or le statu quo entre les deux rives du détroit est basé sur le fait que, pour Washington comme pour Pékin, quels que soient leurs conflits technologiques, commerciaux, culturels et médiatiques, Taïwan est une zone interdite, dans lequel l’autre ne peut entrer qu’en menaçant d’implosion tout le système des relations bilatérales. Si les Etats-Unis font de Taïwan une valeur négociable alors que la Chine reste aussi intransigeante, ils se mettent d’emblée en position de faiblesse.
Plus encore, cette attitude correspond tout à fait au message que la Chine ne cesse de faire passer aux Taïwanais : « les Etats-Unis ne sont des alliés ni naturels (différence de culture), ni fiables (ils ne pensent qu’à leurs intérêts) : vous n’êtes qu’une carte à jouer dans le jeu de poker américain qui fait du bluff avant de se coucher ».
Dans ce contexte préoccupant, ce qui peut rassurer, ce sont les propos du vice-Président J. D. Vance, faisant de la Chine le premier adversaire des USA et tenant à distinguer Taïwan de l’Ukraine. Cependant, si les Etats-Unis semblent prêts avec Trump à abandonner Kiev à Poutine, peut-on être vraiment assuré qu’ils ne feront pas de même avec Taipei ? La question est d’autant plus légitime que l’amitié « sans limite » entre Pékin et Moscou rend illusoire l’idée de vouloir contenir la Chine en laissant la Russie annexer ses voisins. Tout ce qui rend la Russie plus forte ne peut que galvaniser Pékin. La politique étrangère américaine sous Trump n’en a pas fini avec ses contradictions…
Sommaire N° 34 (2024)