Société : Sur le front du crédit social

La province du Zhejiang, une des plus riches, a lancé en 2014 l’application mobile « Safe Zhejiang » (平安浙江 – cf photo) , produit de la startup locale, Hangzhou Tianque Technology. Testée autour de Fengqiao – 80.000 habitants – elle invite les citoyens à dénoncer toute infraction mineure : celle au code de la route, la publication ou mise en ligne illicite, le vol à la tire, les scènes de ménage, le dépôt d’ordures non triées, et toute atteinte à « la stabilité sociale » – par des membres du Falun Gong, vieux pétitionnaires, toxicomanes ou malades mentaux… Ces fautes et leurs auteurs sont ensuite mis en ligne.

Le rapporteur se voit récompensé : 20 points pour télécharger l’application, 10 pour inviter ses amis à le faire, 5 pour se connecter chaque semaine, 2 par cas dénoncé. Les points récoltés donnent droit à une liste de petits avantages : un capuccino chez Costa Coffee, un taxi de Didi Chuxin, une heure de musique gratuite sur QQ Music, des remises chez Alipay, moyen de paiement en ligne… 

Cette application semble donc une version modernisée du bon vieil appel à dénonciation et elle s’auto-justifie par un but altruiste : faire reculer l’incivilité. Mais c’est un échec. Depuis 2014, son indice de popularité sur internet stagne à 1,8 sur 5 étoiles, signe d’un rejet général. Cela devrait pour l’Etat, sonner une alarme pour son « crédit social » qu’il veut imposer dans tout le pays en 2020. A Fengqiao, les gens refusent de se dénoncer les uns les autres !  

Les raisons du blocage sont instructives : ce n’est pas au nom du droit à l’intimité privée que l’internaute rejette l’application intrusive, mais par crainte de vengeance de la personne dénoncée, puisque son propre nom est publié avec la dénonciation.

Certains se plaignent aussi de ce que certaines crèches, entreprises publiques ou administrations, ont imposé aux parents, employés et fonctionnaires de télécharger l’application.

D’autres reprochent à ce système de se focaliser sur les fautes des petites gens, et de gommer celles des patrons ou hauts cadres du Parti.

De plus, ce système réveille l’ère de Mao avec ses dossiers personnels (rénshì dàng’àn  人事档案), véritable casier judiciaire du cadre du Parti qui consignait toutes ses fautes morales dénoncées ou auto-dénoncées.

Enfin, certains notent que les données personnelles sont détournées par les hauts cadres, pour régler leurs comptes avec des rivaux.

Tous ces arguments suggèrent une forte méfiance envers l’Etat. L’homme de la rue appelle le cadre à commencer par respecter la loi, avant de chercher à l’imposer aux autres ! 

L’expérience de Fengqiao n’est pas un cas isolé – elle se reproduit partout, sous d’autres formes. A Pékin, la délation était encore récemment encouragée durant les Jeux Olympiques de 2008, pour épingler les cracheurs et repérer les fumeurs dans les lieux publics. Aujourd’hui dans le district de Chaoyang (Pékin), une application rémunère la chasse aux taxis au noir. Dans la province du Jiangsu, elle offre contre délation des points, qui sont ensuite convertibles en appareils électroniques… Partout apparaissent des tentatives pour inviter la société à s’auto-dénoncer—extirper le bon grain de l’ivraie.

Difficile d’évaluer le succès de ces applications, mais leur multiplication apporte une information précieuse sur la manière dont se met en place ce corset du « crédit social ». L’Etat central donne des directives, laissant aux niveaux intermédiaires le soin de laisser se multiplier les initiatives volontaristes, repérant ensuite celles ayant obtenu les meilleurs résultats pour les généraliser au niveau national.

L’Etat lui-même dispose de son outil central : la « liste des gens malhonnêtes, sujets à rectification ». Elle concerne aujourd’hui 7,49 millions d’escrocs ou de gens ayant commis un délit. Mais sont également pris dans la nasse, une poignée d’innocents, ayant omis de payer une dette, ou de libres penseurs.

Ainsi Liu Hu,  journaliste ayant dérangé par ses écrits de longues années divers puissants personnages, a été condamné pour diffamation en 2016, devant payer une amende 15.000¥ pour avoir publié le verdict de sa diffamation sur un site agréé. Il ne s’en est pas moins retrouvé quelques mois plus tard inscrit sur la liste noire, désormais interdit d’avion, de TGV, d’emprunt, d’achat d’appartement…

Le but exact de cette liste a de quoi faire frémir : il vise à mettre le coupable au ban de la société, coupé de  ses amis, sa famille et ses relations d’affaires—ce qui en Chine, est l’ultime torture morale. Certaines villes ont même imposé une sonnerie spéciale aux téléphones portables des malheureux sur la liste. Quiconque les entend sonner, reconnaît que l’appelant a maille à partir avec la justice. Or, la liste ne prévoit nulle instance de redressement des abus ou erreurs judiciaires !

En dépit de sa sévérité, le système se défend, par la voix de juristes, qui veulent légitimer un système aux normes non européennes, plus confucéennes –et marxistes– que judéo-chrétiennes : « le système apportera plus de bien que de mal, prédit le professeur Chen Tan, de Guangzhou, nous créerons ainsi des normes de gouvernement, et induirons les gens à faire plus attention aux conséquences de leurs actes ». Le professeur Lin, père fondateur du système, plaide même, tout net : « les droits de l’Homme ne doivent pas devenir un obstacle au développement. Ce dont nous avons besoin, est d’une amélioration du climat social dans un sens de confiance mutuelle. Sacrifier la stabilité sociale et la prospérité au nom des quelques innocents qui se retrouveront mêlés aux nombreux coupables, c’est un prix que nous sommes disposés à payer ».

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1 Commentaire
  1. severy

    Le professeur Lin a sans doute pris pour modèle le fameux slogan de la Saint-Barthélemy: « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Il retarde de cinq siècles.

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