Société : Le «11.11», ou la fièvre du e-commerce

La légende prête l’invention de la fête des branches sèches (光棍, guang-gun, ou garçons seuls) à des étudiants de Nankin en 1993, qui désiraient célébrer leur célibat—histoire de dédiaboliser cet état vécu comme un stigmate— et si la chance se présentait, d’en profiter pour enterrer leur vie de garçon. 

Le 11 novembre était choisi pour sa numération au symbolisme transparent, deux séries de « 1 », fonctionnant comme un appel à la fusion en couple. C’était le jour propice à la tournée des bars, aux chants sous les dortoirs des filles, à la remise du cadeau à l’élue de son cœur pour dévoiler sa flamme, ou faire sa demande…

En 2009, la célébration était récupérée par le géant de l’e-commerce Alibaba, au médiatique fondateur Jack Ma, père de Taobao (90% du marché online C2C) et Tmall (50% de celui du B2C). Sous prétexte d’assister les cœurs esseulés, 27 marques offrirent à la jeunesse –et à toute la Chine– des centaines de réductions via la plateforme d’Alibaba. 

Le succès dépassa toutes les espérances. Depuis, le rendez-vous surfe de record en record : en 2015 sur Alibaba participèrent 30.000 marques dont 5000 étrangères. Tous les autres acteurs du e-commerce chinois sont d’ailleurs venus s’ajouter au tableau. De ce fait, déclare cet expert, « le ‘11.11’ dilue l’impact d’autres fêtes consuméristes traditionnelles tel le Nouvel An chinois ou la fête de Mi-Automne ».

Le 11.11 est ainsi devenu l’événement capital : certaines marques y font en 24h l’essentiel de leur saison. C’est le moment privilégié pour gagner de nouveaux clients et consolider son image de marque, à coups de remises et coupons de réduction. Tout se vend : smartphones, réfrigérateurs, rouges à lèvres ou nuits d’hôtels…

Pour les marques, reste à choisir sur quelle plateforme vendre ses produits ? Entre Alibaba, qui breveta en 2012 le concept du « Double 11 » (双十一), et un de ses challengers JD.com (B2C), tous les coups sont permis ! 15 jours plus tôt, JD.com déposait plainte auprès de la SAIC, autorité de tutelle, contre Alibaba, l’accusant de faire pression sur ses marques pour briser leurs accords d’exclusivité. Interdite par la nouvelle loi « e-commerce » du 1er septembre, cette pratique semble donc bel et bien perdurer.

Pour le cru 2015, Alibaba conclut des alliances logistiques avec le détaillant électronique Suning et les messageries EMS, ZTO et YTO Express, cumulant 1,7 million de coursiers, 400.000 fourgonnettes, triporteurs ou vélos électriques, 5000 entrepôts et 200 avions de fret. Pour la première fois, Alibaba anticipait la demande par analyse des données de masse (les « Big Data »). Ceci lui permettait d’optimiser ses livraisons au fin fond des campagnes par les agences locales délivrant « au dernier kilomètre », mais aussi hors-frontières, grâce aux services de 49 postes et messageries à l’international. La Russie est le 1er marché hors frontières d’AliExpress.

Pour faire monter l’excitation, la veille, Alibaba avait organisé un gala diffusé sur Hunan TV et sur internet, au « Cube d’Eau » à Pékin, avec le concours de stars tels le britannique Daniel Craig (cf photo), le dernier James Bond, et l’acteur Kevin Spacey, héros de la série « House of Cards », en duplex des Etats-Unis.

Tant de strass et de paillettes permirent de faire mentir la conjoncture : malgré le ralentissement du commerce, il ne fallut à Alibaba que 11 heures et 50 minutes pour battre son record de 2014. A l’issue des 24h de la promotion, le groupe affichait un exercice de 54% supérieur au 11/11/2014, soit 14,3 milliards de $. Autre donnée frappante, 70% des achats provenaient d’appareils mobiles. Le chiffre d’affaires fut dopé par une nouvelle fonctionnalité : les réductions ayant été dévoilées plusieurs jours à l’avance, les clients ont pu échelonner les paiements, même sur des petits montants, pour régler le solde le jour-J. 

Pour ne pas être de reste, JD.com y avait aussi été de son gala TV, en équipe avec la populaire émission de téléréalité « The Voice of China » – totalement éclipsé par celui de son concurrent, mais qui lui permit quand même de dépasser lui aussi son chiffre de l’an passé. 

Les produits phares des ventes en ligne de ce 11.11 ont été les smartphones (Xiaomi, Huawei), l’électroménager (Haier), et les vêtements – des ventes potentiellement perdues pour le commerce traditionnel. Ce qui explique le ralliement sur internet de 1000 chaînes et marques, et de leurs 180.000 magasins physiques – une tendance qui ne fait que s’accentuer depuis 2013. 

Inévitablement, cet exercice géant du 11.11 s’accompagne de dérapages en terme de transparence : des commerçants filous dansent la valse des étiquettes, faisant gonfler les prix quelques semaines avant, pour mieux les « baisser » le jour venu. D’autres ressentent une véritable pression psychologique à acheter, certains changent leur code secret bancaire pour calmer la folie dépensière de leur conjoint, enfin quelques uns décrient le manque de contact humain dans cette orgie consumériste online. 

Dès le 28 octobre, un site web, le bien-nommé « Guanggun Net » établissait le palmarès des métiers les plus susceptibles de favoriser le célibat : il citait en premier le fonctionnaire (à cause des bas salaires), et en second, le coursier, trop occupé à livrer ses colis commandés sur internet, pour pouvoir penser à se marier !

On en tirera la morale que l’on voudra, mais une chose est sûre : ce 11.11 est unique au monde et l’avenir dira s’il durera et si d’autres pays s’y convertiront…

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