Petit Peuple : Qilang (Chongqing) – La bergère mélomane (2ème partie)

Résumé de la 1ère partie : Qin Feng, 26 ans, quitte Chongqing pour la montagne, et troque son métier de pianiste pour celui de bergère. 

En 2012 à Qilang, sur les hauteurs de Yongquan, Qin Feng décidait de rentrer au berceau familial. Née en 1990 dans ce village, elle y avait passé son enfance dans des conditions spartiates. Faute de pouvoir manier la charrue, son père manchot gagnait sa vie en élevant son troupeau de chèvres.
Ce qui n’avait empêché la petite, à l’école, de manifester un goût pour les études, surtout pour la musique. La maitresse l’avait prise sous son aile, la mettant au piano et au solfège. A 16 ans, elle entrait à l’Université des Arts et des Sciences de Chongqing. Cette année-là (2006), sa mère, se mourant d’un mal trop longtemps négligé, faisait jurer à son mari de tout sacrifier pour la carrière de Qin Feng. Ainsi, se saignant aux 4 veines, le père régla les 6000¥ d’écolage par an, durant les 4 années du cursus.
Diplômée professeur en 2010, plutôt que de briguer une place en collège, Qin Feng décida de se mettre à son compte et d’enseigner le piano à une bourgeoisie anxieuse d’offrir à ses rejetons un vernis musical, preuve ultime d’appartenance au gratin social. 

Pour séduire cette clientèle, Qin dut faire des frais : 1000¥ par mois, un petit pactole pour la région, pour le loyer d’une petite salle de classe qui présentait bien.
Au bout de 3 mois toutefois, elle pouvait se rassurer : 12 élèves occupaient tout son temps, l’assurant d’un revenu décent, de quelques loisirs même, le soir ou le week-end. 

Deux ans passèrent, jusqu’au jour où en visite à Qilang, Qin Feng découvrit aux traits émaciés de son père, ce qu’il cachait depuis longtemps : le départ de sa fille, le trépas de sa femme l’avaient traumatisé, « seul face à ses peines et ses misères » (líng dīng gū kǔ, 伶仃孤苦), il s’était mis à boire. Chaque soir, il allait à l’épicerie, dont il rapportait en guise de dîner deux (parfois trois) flasques d’« erguotou », tord-boyaux national. 

Douleurs abdominales, suées et pertes de poids avaient débuté dès 2011, symptômes qu’il avait décidé d’ignorer. Et quand 30 jours plus tôt il s’était enfin décidé à aller consulter à l’hôpital, les médecins, après une série dense d’examens, n’avaient pu que lui donner « trois à six mois » à vivre, lui conseillant de mettre ses affaires en ordre avant l’issue fatale.
Suite à ces révélations, le père tendit à Qin Feng une enveloppe épaisse de billets roses, 30.000¥ – l’argent du troupeau, qu’il venait de vendre. Il venait aussi d’arranger son mariage avec Li Zhenqiao, fils d’une vieille connaissance, sous les drapeaux. L’argent servirait à leur mise en ménage.

Qin Feng ne l’entendit pas de cette oreille. Pour la noce, d’accord- à la rigueur : en ce type d’affaire patrimoniale, en Chine rurale, les enfants n’ ont rien à dire. Mais son cancer, qui allait le soigner ? Et de quoi vivrait-il à présent ? Sans perdre un instant, sans vouloir l’écouter, elle repartit par le prochain bus. Le lendemain soir, elle était de retour à Qilang avec ses économies et tout son barda : elle lâchait tout pour s’occuper de lui. Elle commença par faire annuler la vente et récupéra les biquettes, puis entoura son père d’un tel dévouement qu’il survécut le double du temps prédit par les docteurs, ne rendant son dernier souffle qu’en février 2013. 

La suite, on a pu la lire au précédent numéro : son initiation naïve et volontaire aux arcanes de l’élevage des capridés, son bras de fer vainqueur avec l’épizootie.

Pourquoi avait-elle pris cette décision si lourde—d’aucuns diraient cruelle – de ne pas revenir, après les funérailles, à sa carrière artistique qu’elle aimait le plus au monde ? A ce jour, Qin Feng a encore du mal à répondre. Bien des facteurs concourent, tels la conscience d’appartenir à un clan, le rejet des lumières de la ville, après en avoir goûté paillettes et clinquant. Mais joue surtout l’harmonie avec la nature, l’exultation de maîtriser son destin et celui des bêtes confiées entre ses mains : de tout cela, Qin tirait une vie spirituelle autrement plus riche que la précédente entre asphalte et béton… 

Et puis il y eut la surprise des voisins. D’abord condescendants envers la fille de la ville, puis jaloux de sa réussite, ils avaient fini par l’adopter. Puisque ses chèvres étaient plus belles, plus fécondes et plus en chair (résultat de sa quête quotidienne vers l’excellence), ils étaient venus l’un après l’autre, à la nuit tombée, quémander le secret de sa réussite. 

Loin de leur fermer la porte, Qin Feng a partagé avec eux son savoir-faire : elle créa une coopérative, y mettant 100.000 ¥ de ses gains. Le bureau local de l’agronomie a ajouté 30.000¥, peu de chose, mais qui implique un brevet de qualité, et a desserré les bourses, créant un effet boule de neige… 

Enfin dans ce concert de nouvelles positives, la musique vient tout naturellement prendre sa place : sur demande de parents du village de Qilang, Qin Feng vient de rouvrir une classe de piano, une heure par semaines, pour trois enfants pour l’instant—manière de dire que prospérité et beaux arts peuvent remonter jusqu’au plus petit village.

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