Petit Peuple : Linyi – l’odyssée d’un marin pauvre (1ère partie)

Jusqu’à cette nuit d’octobre 2010, il n’était jamais arrivé rien d’extraordinaire à Sun Zhenlong, 35 ans, pauvre bougre du Shandong, embarqué à bord d’un chalutier de Weihai qui en-chaînait les campagnes de 15 jours à un mois en mer de l’Est, entre Chine, Corée et Japon. 

Sous un grain de mi-saison, la mer faisait de grosses vagues, troublant le somme des hommes dans leur dortoir, derrière la timonerie. Mais l’air était bon, en ces quelques semaines qui séparent la canicule orageuse d’été, des blizzards glaçants et humides de l’hiver. 

Vers 3h du matin, tiré de ses songes par le roulis, Sun sortit sur le pont prendre l’air, observer le blanc perlé des embruns se détachant de l’obscur glauque. Alors, le destin voulut qu’un fort rouleau fasse tanguer le bâtiment par le biais : trop près du bord, engourdi de sommeil, Sun trébucha sans parvenir à se rattraper au bastingage, passa par-dessus bord et fut projeté dans l’eau noire.

Buvant la tasse, il se vit proche de la noyade. Sa chance fut, contrairement au marin chinois moyen, de savoir nager et d’avoir les muscles de ses 35 ans. Il se mit à la brasse, de toutes ses forces, et une demi-heure après, au moment où elles venaient à lui manquer, il trouva son salut : un débris de flottaison, une large planche à laquelle il put s’arrimer. 

À l’aube, un autre coup de pouce des Dieux arriva : apercevant ses gestes désespérés, un chalutier tout rouillé et en mauvais état, fit halte pour le recueillir. 

Ces nouveaux compagnons, marins pêcheurs comme lui, ne se montrèrent ni chaleureux, ni volubiles. Mais ils lui donnèrent des vêtements secs, un bol de « zhou » brûlant (soupe de riz) agrémenté de navet fermenté, une paillasse et une couette dans un coin du dortoir, où il s’effondra durant 12h. Le soir venu, ils partagèrent avec lui leur ordinaire – un bol de poisson avec du riz – puis lui permirent quelques heures de repos. 

Vers deux heures du matin, ils le réveillèrent pour la pêche. Tandis que le navire immobile sur son ère, allumait ses mâts éblouissants de projecteurs, il reçut l’ordre de lancer au loin une ligne lestée à 200 grammes, montée d’hameçons à espaces réguliers, puis de rembobiner à la force des bras et déverser les poissons dans un bac, à côté de lui. Plein de gratitude envers ses sauveteurs, Sun travailla avec ardeur, la nuit et le jour suivant, acceptant, sans rechigner, un quart à la barre. 

Il ne put toutefois s’empêcher de noter l’ambiance étrange à bord, les signes sourds et inquiétants. Ces gars étaient Chinois comme lui, mais du Dongbei, et non de son Shandong – il ne comprenait pas leur dialecte rau-que, entrecoupé de mots étrangers, russes ou coréens, Sun ne pouvait pas dire. Dans la journée, il y avait eu ces messes basses entre matelots et officiers, conciliabules qui s’interrompaient quand il se rapprochait. 

Puis vint le soir de la catastrophe. Prenant son courage à deux mains, Sun tira la porte coulissante de la timonerie pour s’adresser au capitaine, le remerciant encore avec effusion pour son sauvetage, et le priant de lui dire quand il pourrait rejoindre le port, la terre ferme, sa femme et son enfant à Linyi (Shandong), à deux jours de navigation. 

Quelle ne fut pas sa stupéfaction, son désespoir quand l’homme, dans son sabir désagréable, lui signifia que rien sans rien, son repêchage avait engendré des coûts, qu’il allait devoir rembourser. Pas en argent, mais en travail forcé : « t’en as pour trois ans, mon gars », conclut l’officier, d’un sourire persifleur.

Élevant la voix, criant de toutes ses forces, Sun tenta de les impressionner : il y avait une justice dans ce pays, ils risquaient gros et feraient mieux de le relâcher sans faire d’histoires ! C’est alors que la demi-douzaine de gars se contenta de l’entourer en silence, retroussant les manches, bombant des pectoraux, se fendant d’un sourire malsain : en guise de réponse à son petit discours, le bosco lui flanqua un poing dans la mâchoire qui l’envoya à terre. 

Nettoyant d’un revers de main le sang sur ses lèvres, Sun se releva en riant jaune, tentant de prendre l’affaire à la blague. Il implora alors, par compassion, qu’on le laisse appeler sa femme par téléphone portable. En effet, le sien avait pris l’eau… Mais sans la moindre inflexion d’humour, ou d’une quelconque émotion dans la voix, le maître d’équipage lui répondit que « non – on te laisse pas leur dire que t’es en vie, et avec nous : sois content comme ça ». 

C’est alors, que parvint à sa conscience claire ce détail qui le taraudait depuis son arrivée : ni sur la coque, ni en timonerie, il n’avait vu de numéro d’immatriculation, de nom du navire. L’implication était aussi implacable que gravissime : il était prisonnier sur un navire de pêche pirate, et « d’une vague, s’étaient ensuivis trois désastres » (一波三折) – il était tombé de Charybde en Scylla ! 

Le pauvre Sun se sortira-t-il de son odyssée maléfique ? Vous le saurez en lisant la suite, au Vent de la Chine n°26-27, publié le 7 juillet !

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