En 1981 à Xi’an, Zhang Yufen se retrouva mariée contre son gré à un homme qu’elle n’avait vu qu’une fois. Patiente et naïve, elle n’objecta pas, se disant au contraire que ses parents savaient mieux qu’elle, et puis que « celui là ou un autre »…
Jeune ouvrière (24 ans), sans argent ni expérience, elle n’avait guère d’arguments pour s’opposer aux choix de ses parents. Et pourtant, elle faisait, dès lors, preuve d’une indomptable volonté de décider par elle-même. Le soir, à l’aide de manuels et d’un mannequin de porcelaine médicinale, elle étudiait les méridiens, rêvant d’ouvrir son cabinet de médecine chinoise.
Un matin de 1995, à 38 ans, elle vécut l’explosion de sa banale existence. Le cher mari avait commencé par s’absenter une nuit, puis une semaine, puis six mois. Chaque fois, il revenait avec des traces de rouge à lèvres sur le col de la chemise, l’air à la fois comblé et coupable. Quand elle lavait ses pantalons, elle trouvait dans les poches des tickets de cinéma, spa…Toujours pour deux ! Finalement, elle le prit sur le fait—il courait le guilledou.
Son monde s’effondra. Elle souffrit 1000 angoisses, cherchant tantôt ses torts, tantôt ce que la « voleuse » pouvait avoir de plus qu’elle – plus jeune ? Plus apprêtée ? Plus rusée ? Le volage s’était envolé avec l’hirondelle et l’épargne du couple. Zhang dut se battre durant 10 ans contre des fantômes, avant de parvenir à divorcer.
Le juge lui octroya l’appartement : souriant dans ses larmes, elle fonça à son usine donner sa démission, avant d’ aller acheter une table d’acupuncture, et d’ouvrir sa pratique à domicile…
Elle sortit de cette mésaventure la tête haute, mais meurtrie. Dans sa table de chevet, elle conservait la photo du « faux couple » pour ne pas oublier.
Elle voulait moins se venger que préserver les autres femmes de cette vilénie à l’avenir. C’est devenu son idée fixe, de réussir cette revanche quoique il lui en coûte, même de « dormir sur un lit de branches et ravaler sa bile » (wòxīn chángdǎn, 卧薪尝胆) !
A cette époque, elle fut renforcée dans son amertume par d’autres drames identiques autour d’elle, amies, collègues, voisines quittées, brisées. Le suicide de sa propre sœur marqua le jour où elle décida d’agir. Durant toutes ces années, elle avait filé son mari, pris des vidéos, des photos… En 2003 à 46 ans, elle fonda la première agence de femmes-détectives de Chine : « Phoenix de feu », le dragon au féminin, chargée de faire justice divine. Elle commença avec 10 bénévoles, choisies parmi ses clientes les plus audacieuses et déterminées.
« Phoenix de feu » n’est pas une agence ordinaire. Elle ne se fait pas payer, sauf les frais incontournables (transports, bars…). Elle peut mettre 10 « limières » sur une enquête éclair, ou bien une seule, sur une filature de 26 semaines. Elle remonte au nid d’amour, photographie, filme.
Une fois l’adresse détectée, une ou plusieurs des filles vont voir la donzelle : alternant arguments moraux et menaces des photos prises, elles parviennent souvent à mettre fin à l’amourette. D’autant que l’épouse fait de même avec son mari, de son côté : un chantage à la carrière brisée, si les photos allaient traîner sur les réseaux sociaux.
De la sorte, Zhang revendique à son actif une centaine de couples rabibochés et 11 maris récalcitrants, poursuivis en justice pour infidélité.
Evidemment, la formule n’ est pas sans risques : parfois, des maris irascibles, découvrant leurs fileuses, les rouent de coups…
En 2005, l’agence dut fermer, incapable de solder 80.000 yuans de dettes en GPS, appareils photos, caméras, enregistreurs, perruques (cf photo)… Mais elle se releva, grâce à mille soutiens de femmes solidaires et de la presse, même internationale. Depuis, en 11 ans, les « exterminatrices de concubines » comme on les appelle, ont traité mille appels à l’aide.
Certains maris, quand ils savent « Phoenix de feu » sur leur trace, préfèrent tout plaquer dare-dare. En 2011, Zhang a acquis assez de soutien pour ouvrir à Pékin un centre d’accueil pour épouses délaissées, et créer son site internet : blog.sina.com.cn/zhangyufen1957 . Sur deux lignes (400/8100969), elle reçoit 24h/24 des appels de toute la Chine, d’Asie, des Etats-Unis. Au cours de ses 15 ans de vie de détective, elle a accumulé 1000 anecdotes compilées dans un livre : « Splendeur et chute de la courtisane ».
Mais il faut se demander si en Chine, les éditeurs ne seraient pas liés par une solidarité masculine : depuis 2011, le manuscrit n’a toujours pas trouvé preneur !
Sommaire N° 39