Un récent éditorial du quotidien nationaliste Global Times au sujet des relations entre la Chine et les Philippines est remarquable par sa capacité à cristalliser cette vérité « aux caractéristiques chinoises » propre à la réalité alternative de la propagande d’Etat. Intitulé, sans ironie, « La rationalité peut-elle revenir dans la politique étrangère des Philippines ? », l’article accuse les Philippines (106 millions d’habitants, 4,4 milliards de $ de dépenses militaires annuelles, 0,5% du total mondial) d’agression caractérisée contre la République populaire (1,4 milliard d’habitants, 300 milliards de $ de dépenses militaires, 36% du total mondial).
Le « tort » des Philippines est de refuser à la Chine de mettre en œuvre sa tentative de nationaliser 87% de la mer de Chine du Sud, une stratégie condamnée par un tribunal international en 2016, et de défendre pied-à-pied son accès légitime, à l’égard du droit de la mer, à accéder aux surfaces terrestres émergentes situées dans sa Zone Économique Exclusive (ZEE). Selon le Global Times, l’ensemble des actes de résistance de Manille à la tentative de Pékin d’imposer sa pax sinica sur la région relève de l’agression : « Ce sont les Philippines qui, en premier lieu, ont constamment provoqué la Chine sur la question de la mer de Chine méridionale. […] Ces provocations concernaient le transport de ravitaillements et les intrusions dans les territoires de pêche. Les actions provocatrices des Philippines en mer de Chine méridionale, dans le contexte du fossé de puissance entre la Chine et les Philippines, manifeste la stratégie indopacifique américaine et de compétition stratégique avec la Chine ». Autrement dit, étant donné le différentiel de puissance entre la Chine et les Philippines, Manille devrait accepter son sort et reconnaître la loi du plus fort sans avoir recours aux Etats-Unis et sans prétendre jouer dans la cour des grands : « En tant que pays relativement petit dans la région, les Philippines doivent faire preuve de prudence face à la concurrence des grandes puissances, sinon elles pourraient devenir une victime. […] Nous espérons que les Philippines feront preuve de suffisamment de sagesse stratégique pour développer des relations sino-philippines à l’avenir durable. »
Ce qui est intéressant dans cet article est qu’il dénote une certaine préoccupation. L’appel à la raison et au retour au calme doit se comprendre comme témoignant de l’inquiétude de Pékin par rapport à la stratégie des Philippines qui apparaît comme de plus en plus efficace. Non seulement, la stratégie du pays sous le président Marcos Jr. démontre la vacuité de la politique de l’ancien président Duterte qui n’a rien obtenu de la Chine malgré son attitude très conciliante mais, plus encore, elle peut servir de modèle pour l’ensemble des pays de la région et même du monde.
En quoi consiste-t-elle ? Il s’agit de dénoncer haut et fort, de façon continue et transparente, communiqués officiels, articles de presse et vidéos diffusées sur le net à l’appui, l’ensemble des actions chinoises d’intimidation contre la marine et le secteur de la pêche philippins.
En février 2023, lorsque la Chine a pointé un laser de qualité militaire sur les membres d’équipage philippins d’un bateau de patrouille, le gouvernement Marcos Jr. avait rendu public l’incident. Avant cela, aucun pays d’Asie du Sud-Est n’avait jamais osé signaler des escarmouches maritimes avec la Chine. Après cet incident, Marcos Jr. a formellement protesté auprès de l’ambassadeur de Chine aux Philippines. Selon le commodore des garde-côtes Jay Tarriela : « la meilleure façon de lutter contre les activités de la ‘zone grise’ chinoise dans la mer des Philippines occidentales est de les dénoncer » ; cela « permet à des États partageant les mêmes idées d’exprimer des condamnations et des reproches, ce qui met Pékin sous les projecteurs ».
Ainsi, à la suite de cet incident, le Département d’État américain déclarait que « le comportement opérationnel dangereux de la Chine menaçait directement la paix et la stabilité régionales » et « sapait l’ordre international fondé sur des règles ». En conséquence, les États-Unis ont renforcé leur avertissement selon lequel ils défendraient les Philippines si les forces chinoises attaquaient les forces, les avions et les navires philippins en mer de Chine méridionale.
Plus encore, le 15 janvier 2024, Marcos Jr. avait félicité le nouveau président de Taïwan, William Lai pour sa victoire : « Au nom du peuple philippin, je félicite le président élu Lai Ching-te pour son élection à la présidence de Taiwan […] Nous sommes impatients de collaborer étroitement, de renforcer les intérêts mutuels, de favoriser la paix et d’assurer la prospérité de nos peuples dans les années à venir ». C’est ce qu’on appelle savoir jouer de « la carte taïwanaise ». Il faut en effet rappeler que si Taïwan n’est pas reconnue par les instances internationales, c’est simplement par prudence diplomatique. En réalité, rien, sauf l’immense colère de Pékin et la volonté de préserver un « ordre mondial » de moins en moins ordonné d’ailleurs, ne peut empêcher un pays de reconnaître unilatéralement et légitimement l’existence de la République de Chine.
« Hasard du calendrier », comme on dit souvent par précaution oratoire, le 17 janvier, les Philippines et la Chine, lors d’une réunion bilatérale, ont convenu d’« améliorer [un] mécanisme de communication maritime en mer de Chine méridionale » à partir de 2024. Ce qui « inclut les communications entre les ministères des Affaires étrangères et les garde-côtes des deux pays » selon le ministère des Affaires étrangères des Philippines.
Pour autant, les tensions restent vives et les accrochages constants. Manille est sur le qui-vive pour contredire le narratif chinois. Ainsi, la Chine, par l’intermédiaire de ses garde-côtes, avait affirmé le 27 janvier qu’elle avait « autorisé » la livraison de fournitures au rouillé BRP Sierra Madre, un navire de la Seconde Guerre mondiale qui sert d’avant-poste aux Philippines dans le haut-fond. Qu’à cela ne tienne, le 29 janvier, date de publication de l’article du Global Times cité plus haut, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, Jonathan Malaya a démenti un quelconque « arrangement spécial temporaire » permettant la livraison de fournitures pour les troupes stationnées au BRP de la Sierra Madre, dans l’ouest de la mer des Philippines. Autrement dit, les Philippines n’ont pas besoin de l’accord de la Chine pour opérer dans leur zone maritime.
A cela s’ajoute, la multiplication des alliances régionales dont les plus inédites. Ainsi le 30 janvier, lors d’une visite d’État à Hanoï du président Ferdinand Marcos Jr., le Vietnam et les Philippines ont convenu de renforcer la coopération entre leurs garde-côtes et de prévenir des incidents en mer de Chine méridionale. Voilà qui a sans doute motivé l’« appel à la raison » lancé par Pékin à Manille. Alors même que Vietnam et Philippines ont aussi des revendications concurrentes sur cette mer de Chine méridionale où circulent 3 000 milliards de $ de commerce maritime par an, un tel accord permet d’établir un front commun face aux ambitions hégémoniques de Pékin. Que Manille y parvienne non seulement avec Tokyo (les Philippines espèrent signer cette année un accord avec le Japon autorisant le déploiement réciproque sur leur sol de leurs forces militaires) mais aussi avec un pays ami de la Chine comme le Vietnam est assez éloquent.
Enfin, dernière pièce du dispositif, l’augmentation des dépenses militaires. Fin décembre, Marcos Jr. a signé le budget national de 2024 allouant à la défense une enveloppe de 5 770 milliards de pesos (103,5 milliards de dollars), soit 9,5 % de plus qu’en 2023.
A l’inverse des pays de l’Union Européenne qui veulent traiter les différends avec Pékin de façon privée et sous le sceau du secret, ou dans le cadre hautement ritualisé de la Commission, la diplomatie agressivement transparente des Philippines qui sait jouer de la carte taïwanaise en multipliant les alliances peut servir de modèle. Le fait que les Philippines soient par ailleurs l’un des pays de la zone Asie à la croissance du PIB la plus forte (7,6% en 2022 et 5,9% en 2023) n’atteste pas pour l’instant que résister à Pékin soit un frein pour sa croissance économique.
Sommaire N° 5 (2024)