
Cai Lin s’adossa au chambranle de la porte pour regarder son fils quitter la cour et monter dans sa voiture toute neuve. Zhang Huaiyuan retournait chez lui, en ville, retrouver sa femme et son fils, attendre avec impatience une réponse. Il avait fait le trajet pour la mettre au courant des dernières avancées : avec l’aide de la police et leur banque de données ADN, l’enquête qu’il menait depuis un an pour retrouver sa famille biologique, portait enfin ses fruits. Il partageait 50% de son ADN avec un couple de la province du Zhejiang, à plus de 400 kilomètres de là.
Cai Lin et son défunt mari avaient été des commerçants riches qui n’avaient jamais eu à se soucier de ce qu’il y aurait dans l’assiette du soir. En l’adoptant, ils l’avaient spolié de cette aisance pour lui donner quoi ? De l’amour certes mais aussi la peur, quotidienne, de ne pas gagner assez pour vivre, la charge d’un père invalide et âgé, la nécessité d’abandonner ses études à 17 ans, le cumul de petits boulots éreintants que seule son intelligence avait su rendre intéressants et rentables. Son cœur de mère – parce qu’elle se sentait toujours sa mère, quoiqu’en disait l’ADN – battait la chamade, tenaillé par une peur atroce. Pourquoi avait-il parlé d’un couple ? Son mari avait toujours évoqué une mère morte en couches. Avait-elle bien fait de révéler si tard à son fils son adoption ? N’allait-il pas couper les liens, ne plus souhaiter la revoir, l’empêcher de passer du temps avec son petit-fils ? Les larmes coulaient, se perdaient sur ses joues ridées sans qu’elle s’en soucie. Elle se revoyait au même endroit, un an plus tôt, observant son petit-fils détaler dans la cour. Il passait son mois de juillet chez elle, laissant ses parents travailler en ville. C’est là qu’elle s’était décidée à parler.
Sautant d’une flaque à une autre, ses bottes trop grandes aux pieds, son petit-fils se pressait de rejoindre les autres gamins du village. Cai Lin ne le reverrait qu’au crépuscule. La tête lui tournait en repensant à ce qui venait de se passer. Pour la première fois, elle avait surpris le garçon à lui mentir. Oh, un mensonge de rien du tout mais Cai Lin était une femme honnête, avec des principes. Elle ne voulait pas que son petit-fils prenne un mauvais pli. Il n’avait que sept ans certes, mais cela arrivait dans le village, ces enfants chapardeurs et menteurs dont personne ne s’occupait et qui finissaient par grandir de travers. Depuis que son fils avait monté sa petite affaire de démantèlement de voitures accidentées ou usagées, il travaillait comme un fou, sa femme le secondait. En tant que nainai et maintenant que son mari n’était plus, Cai Lin se devait de veiller au grain. Aussi, elle profita de ce flagrant délit pour faire la leçon au garçonnet. Elle parla de l’importance de dire lavérité, comment la travestir pouvait semer la zizanie dans une famille, comment le mensonge pouvait grossir en se transmettant de bouche en bouche (以讹传讹, yǐ’échuán’é) et causer du tort à des innocents. Et puis elle s’était arrêtée, foudroyée : n’était-ce pas ce qu’elle était en train de faire avec son fils ?
Toujours debout sur le seuil de sa maison, Cai Lin se souvenait du soir où elle avait découvert Huaiyuan, trente-trois ans plus tôt. Elle revenait de la ferme après avoir passé la journée à récolter des choux et des salades le dos penché, les mains dans la terre froide. Son mari, déjà invalide, l’attendait, tout sourire, avec Huaiyuan dans les bras. Le bébé semblait en bonne santé bien que très maigre. Ce soir-là, elle avait à peine écouté les explications de son mari, émerveillée par ce petit miracle qui leur tombait du ciel. Depuis leur mariage, elle avait espéré un enfant qui n’était jamais venu. Le handicap de son mari ? Sa faute à elle ? Les analyses coûtaient trop cher, ils n’avaient jamais su, parlaient d’adoption sans jamais prendre le temps d’y réfléchir vraiment. Passé quarante ans, la fatigue et les soucis de santé de son mari aidant, le désir s’était tari. Plus tard, quand elle posait des questions, son époux disait toujours la même chose : un accouchement qui s’était mal passé dans la clinique gérée par son cousin, la mère célibataire morte, personne de la famille pour réclamer le bébé. Alors le cousin avait pensé à eux. N’était-ce pas du vol ? pensait Cai Lin mais ses doutes finissaient par fondre sur ce bonheur tout chaud qui n’avait cessé de donner du sens à ses journées depuis lors. Elle pensait tout dire à Huaiyuan quand il serait en âge de comprendre mais son mari s’y était toujours opposé. Pourquoi compliquer une situation qui avait trouvé son équilibre ? Quel bénéfice en tirerait leur fils ?
Au vu de ce que venait de lui raconter Huaiyuan, aurait-elle dû écouter son mari et ne rien dire ? Vous le saurez au prochain numéro.
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.
Sommaire N° 38 (2024)