
Après des siècles ou des décennies d’émergence des démocraties partout dans le monde, à la suite de l’exemple américain et français, puis de consolidation de ces régimes politiques grâce notamment aux retombées sociales des bénéfices de la croissance économique, on est face depuis plusieurs années à un mouvement général de « déconsolidation » des démocraties qui prend une multitude de formes, chacune spécifique aux cultures politiques des différents pays : l’élection de Trump aux Etats-Unis, la crise parlementaire en France ou encore l’adoption puis la levée de la loi martiale en Corée du Sud…
Cette déconsolidation globale de la démocratie semble due à deux facteurs essentiels. D’une part, le pouvoir politique a de moins en moins de pouvoir, de moins en moins la capacité de satisfaction aux exigences toujours plus fortes et toujours plus diverses de sa population – le pouvoir a migré de la sphère de l’Etat à celle du Capital, aux mains de quelques élites fortunées : selon le dernier rapport d’Oxfam, le 1% le plus riche possède plus de richesses que 95 % de l’humanité… D’autre part, alors que l’année 1989 devaient marquer la fin du « communisme » et des régimes illibéraux, elle marque au contraire, avec la tragédie de Tian An Men, l’émergence de régimes autoritaires dont les ressources démographiques et/ou naturelles en font des partenaires essentiels, indispensables et privilégiés de la croissance mondiale. Une croissance économique de type non durable a permis l’émergence d’un capitalisme dont les principaux relais ne sont plus des démocraties : la Chine est cause d’un tiers de la croissance mondiale depuis 30 ans (et responsable aussi d’un tiers des émissions mondiales de CO2).
Il faut donc se garder d’interpréter les événements en Corée du Sud de façon trop simple ou linéaire et comprendre comment un gouvernement démocratique peut perdre sa ligne face à cette double menace du Capital Extraterritorial et des Puissances Illibérales.
Ainsi, le 3 décembre, à 22 h 27, Yoon Suk Yeol, le Président de la Corée du Sud, a déclaré la loi martiale en accusant le Parti démocrate (DPK) de mener des « activités anti-étatiques » et de collaborer avec les « communistes nord-coréens » pour détruire le pays, créant ainsi une « dictature législative ». L’ordre comprenait l’interdiction de toute activité politique, y compris les rassemblements de l’Assemblée nationale et des assemblées législatives locales, ainsi que la suspension de la presse libre. Cet événement a été qualifié de tentative de coup d’État.
Cette décision risquée, contreproductive et suicidaire se comprend par plusieurs facteurs internes. Déjà, il faut se rappeler ce fait troublant et glaçant : aucun président sud-coréen n’a fini son mandat de façon heureuse. De Rhee Syngman en 1960 et Yun Bo-sung en 1962, déposés et renversés, à Roh Moo-hyun en 2008 et Park Geun-hye en 2019 destitués puis arrêtés, quel que soit le parti politique d’obédience, le job de président de Corée du Sud est le plus dangereux du monde (Park Chung-hee assassiné en 1979, Roh Moo-hyun s’est suicidé après sa mise sous enquête en 2008, Lee Myung-bak emprisonné en 2013).
Ensuite, il faut se rappeler que Yoon était sous la menace d’une destitution avec 58 % de la population souhaitant sa démission et une Assemblée nationale qui, depuis avril, a vu triompher l’opposition (190 sièges sur 300) à qui il manquait juste 10 voix (200) pour procéder à l’impeachement du président Yoon.
Or, le chef de l’opposition et candidat perdant à la présidentielle de 2022 contre Yoon, Lee Jae-myung, lui-même inculpé en 2023 de pots-de-vin, de corruption, d’abus de confiance et de conflit d’intérêts et reconnu coupable en 2024 par le tribunal de Séoul d’avoir fait de fausses déclarations lors de la campagne présidentielle, est un farouche opposant de la ligne dure de Yoon envers la Chine et la Corée du Nord et du rapprochement avec les Etats-Unis, le Japon et Taïwan. Il s’est déclaré publiquement pour la reprise des négociations avec la Corée du Nord, le réchauffement des contacts avec Pékin, l’abandon de Taïwan et le refus de l’envoi d’armes à l’Ukraine : « Nous pouvons simplement dire xie xie (merci) à la fois à la Chine et à Taïwan… Pourquoi devrions-nous intervenir dans la question du détroit de Taïwan » ? Plus encore, en juin dernier, Lee a été inculpé de corruption dans le cadre d’un projet présumé visant à transférer des fonds vers la Corée du Nord (8 millions de $) pour faciliter sa visite à Pyongyang. On serait donc bien avisé d’être très prudent avant de faire de Lee le garant de la démocratie coréenne pour la mise en scène de sa condamnation de la loi martiale…
Même si le pire a été évité et que ce « K-Drama » a eu une fin heureuse du point de vue des apparences démocratiques, on évitera cependant de se féliciter de la résilience démocratique de la Corée du Sud. Par cette action absurde, Yoon a considérablement défavorisé son propre camp et donné du grain à moudre à tous les adversaires des Etats-Unis et du Japon et à tous les sympathisants de la Chine et de la Russie en Corée du Sud et en Asie.
Sommaire N° 38 (2024)