Diplomatie : Duterte coupe le cordon

La visite pékinoise du leader philippin Rodrigo Duterte (18-21 octobre) a fait la « une » mondiale, à juste titre : elle crée en Asie Pacifique une nouvelle donne géostratégique. Au-delà de son écran de fumée de hâbleries et d’insultes, le très coloré 16ème Président philippin s’est aventuré dans des eaux diplomatiques inconnues, prenant des risques.

Indice de l’importance de sa visite aux yeux des sphères dirigeantes, Duterte s’est fait recevoir en Chine avec grands honneurs, par quatre des sept membres du Comité Permanent, en dépit de l’imminence du Plenum du Comité Central. Il a obtenu la levée des sanctions infligées suite à sa résistance à l’expansion chinoise en sa Zone Economique Exclusive : l’embargo sur les fruits philippins, et le tourisme chinois sur son sol. Il a obtenu un centre de désintoxication de la drogue (un des fléaux frappant les Philippines) et pour ses pêcheurs, la promesse d’un retour dans la zone de Scarborough Shoal, occupée par la flotte chinoise. Ses 300 chefs d’entreprises sont repartis avec 24 milliards de $ de contrats, dont 9 en lignes de crédit d’infrastructures, d’agriculture, d’énergie ou d’industrie manufacturière – assez pour créer 2 millions d’emplois, et tripler le nombre de touristes à 1,5 million par an.

En échange, Duterte s’est dit prêt à rouvrir des palabres directes avec Pékin sur le partage de la mer de Chine du Sud —ce qui correspond au point focal des attentes de la Chine, qui veut voir ses voisins négocier un à un chez elle, plutôt que de s’unir sous ombrelle américaine.

Il a aussi fait grand plaisir à Pékin en dénonçant solennellement l’alliance avec les Etats-Unis, le protecteur depuis 70 ans, et en annonçant la suspension sine die des manœuvres avec l’US Navy. Après avoir insulté le Président Obama voire la société américaine (dont « le larynx n’est pas adapté à la courtoisie »), il est arrivé à cette conclusion très personnelle, « désormais, trois pays sont unis contre la Terre, Chine, Russie et Philippines » – face à quoi Pékin ne pouvait que jubiler.

Pour Obama, cette dénonciation est un camouflet, qui pourrait signer la mort de sa politique de « pivot » dans la région —de retour des Etats-Unis en Asie Pacifique, doublée d’un effort pour isoler la Chine. Sans doute forcée par la censure du Congrès, sa faiblesse a été de laisser les Philippines sans soutien pour défendre ses eaux, face à la Chine. Pour Manille, ce combat de David contre Goliath s’est soldé par 4 ans de perte du marché chinois, tout en étant le seul pays de la région à subir cette discrimination. Washington a aussi pêché par une trop faible concertation avec son allié : c’était sous-estimer le poids du passé néocolonial. Pays fier, les Philippines s’accommodent mal des 5 bases de l’US Army sur son sol, et de ne pas être traitées en partenaires égaux face à la Chine.

Duterte cherche donc à changer d’alliance, mais rien sans rien : contre son ralliement, il attend encore plus d’investissements. Durant sa campagne électorale du printemps dernier, il évoquait un ambitieux plan de TGV en 3 segments autour de Manille et un réseau entier sur son île méridionale de Mindanao, construits et financés (en prêts bonifiés à au moins 15 ans) par la partie chinoise. Duterte attend aussi de la Chine un « paquet » d’aides au développement (santé, agriculture, éducation…) – et un retour substantiel de ses droits de pêche.

Une autre soutien irait à la défense philippine contre le groupe séparatiste musulman Abou Sayaf, qui tient un florissant commerce de rançons de touristes. Il faudra des chars, des avions, des garde-côtes. Donc, des dizaines de milliards de $ supplémentaires, pour des décennies peut-être… Pour que le mariage prenne, la Chine devra se montrer généreuse au risque de voir l’ombrageuse fierté patriote des Philippines, dont Washington fait aujourd’hui les frais, se retourner contre la Chine, et d’autres pays comme le Vietnam, hésiteront à suivre Manille dans son ralliement.

On note qu’à ce stade, Duterte conserve dans sa manche le verdict de la Cour internationale de La Haye, qui établit l’illégalité de l’occupation chinoise sur ses eaux et ses atolls. Il s’est aussi gardé d’accepter une opération d’exploration pétrolière conjointe avec la Chine. Même son annonce de réduction de la coopération américaine de défense, est floue : son Parlement, son gouvernement n’ont pas été consultés—Duterte ne parle qu’en son nom.

Finalement, les gesticulations du fantasque leader donnent l’impression de viser, outre des financements, un effet essentiellement symbolique. Ce qu’il veut couper, est une période de 5 siècles de passé colonial hispano-américain. Il veut aussi couper un cordon ombilical, réveiller ses concitoyens sur le fait qu’une nation se détermine seule. D’où l’ « adieu » (conditionnel) au protecteur américain.

A ce message s’en ajoute un autre : la redécouverte d’un lien « familial », pan-asiatique avec la Chine. Sur ces deux thèmes, au-delà de ses excès de langage un rien puérils, cette mission obtient un succès d’écoute, en Chine et aux Philippines, mais aussi à travers la région. Elle pourrait passer dans l’histoire, comme une étape dans l’éveil de conscience de ses nations, accompagné d’un recul de l’influence américaine.

La balle est à présent dans le camp de Pékin. Les 13 accords signés au Palais du Peuple, sur des sujets aussi divers que la santé, l’éducation ou la finance, ne sont que des déclarations d’intention. Pour arriver à des projets réels, accompagnés de budgets, il faudra des mois. Ce qui, pour Washington, peut être une bonne raison de ne pas déjà désespérer. Pour Pékin, répondre aux attentes de Manille ne sera pas facile. Pour les USA, la meilleure attitude, devrait être de prendre son mal en patience…

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