Géopolitique : Le rapprochement Corée du Nord/Russie : aubaine ou menace pour la Chine ?

Le rapprochement Corée du Nord/Russie : aubaine ou menace pour la Chine ?

Début septembre 2023, annonce fut faite que Kim Jong-un se rendrait en Russie au cours du mois. Le 10 septembre, la réunion a été confirmée par les deux parties après que le dirigeant coréen ait quitté Pyongyang dans son train blindé personnel (déjà utilisé pour sa visite en Russie en 2019). Le sommet entre les deux Etats parias mis au ban du concert des nations, la Corée du Nord et la Russie, a donc vu le secrétaire général nord-coréen Kim Jong-un rencontrer le président russe Vladimir Poutine le 13 septembre à Vostochny, dans l’Extrême-orient russe. Il s’agit de la première visite à l’étranger de Kim Jong-un depuis le début du Covid-19 en Corée du Nord en 2020 et de la deuxième visite d’Etat reçue par la Russie après celle de Xi Jinping en 2023.

Si la Corée du Nord et la Russie se retrouvent, c’est à la fois le résultat d’une logique historique et géographique en même temps que le produit d’une série de décrochages diplomatiques ayant fait que la Grande Russie se situe aujourd’hui presque au même niveau – le plus bas – de reconnaissance politique mondiale que la Corée des Kim, nucléarisée et affamée.

Rappelons d’abord que les deux États partagent une frontière le long du cours inférieur du fleuve Tumen, mesurant 17 kilomètres de long et qui résulte du fait qu’en 1860 le tsar Alexandre II a acquis l’Ussuriland des Qing dans le cadre de la « Convention de Pékin ». Comme tous les traités signés lors de ses défaites militaires, cette convention correspond à ce que la Chine appelle un « traité inégal ». Du point de vue d’un certain irrédentisme chinois, la Russie ne devrait pas avoir de frontière commune avec la Corée du Nord puisqu’elle occupe une partie de cet ancien territoire impérial que la Chine communiste considère aujourd’hui, peu ou prou, comme étant sa « frontière naturelle ».

Rappelons aussi, du point de vue politique, que l’URSS fut le premier pays à reconnaître la République populaire démocratique de Corée, le 12 octobre 1948, comme unique autorité légitime de toute la Corée. Pendant la guerre de Corée, l’Armée populaire coréenne fut soutenue par les forces armées soviétiques. Puis, fondée dans le cadre du bloc communiste, elle a reçu un soutien constant de son voisin communiste. La dissolution de l’Union soviétique porta un coup définitif à son modèle économique déjà en souffrance. Avant les années 1960, le PIB par habitant de la Corée du Nord était de 30 à 50 % plus élevé que celui de la Corée du Sud ; en 2012, le revenu national brut par habitant était de 1 523 $, contre 28 430 $ en Corée du Sud : 28 fois moins !

Les relations entre les deux pays ont repris de l’importance après l’élection de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie en 2000 et se sont intensifiés à mesure que Moscou perdait en pouvoir économique et en influence politique. Avec parfois des coups d’arrêts quand le Kremlin estimait que Pyongyang allait trop loin : ainsi après l’essai nucléaire nord-coréen du 25 mai 2009, les relations de la Corée du Nord avec la Chine et la Russie ont changé. La Russie, craignant que le succès de la Corée du Nord ne conduise à une guerre nucléaire, s’est jointe à la Chine, à la France, au Japon, à la Corée du Sud, au Royaume-Uni et aux États-Unis pour lancer une résolution qui pourrait inclure de nouvelles sanctions. Mais à partir du moment où la Russie se place elle-même hors du concert des nations (invasion de la Géorgie en 2008, de l’Ukraine en 2014), elle se rapproche de la Corée du Nord : en 2022, Pyonyanga a reconnu l’indépendance des États séparatistes des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine.

Ce n’est donc pas un hasard si les deux pays sont aujourd’hui alignés et si Kim a exprimé tout son soutien au « combat sacré de la Russie contre l’Occident ». On se gardera donc de vouloir voir dans la rencontre entre Kim et Poutine une preuve de l’édifice d’un nouvel ordre international et de projeter nos craintes d’altermondialisme dans la réunion d’autocrates au lourd passif social et humain. Mais la question qui se pose est de savoir si la Chine doit trouver dans ce rapprochement un motif de satisfaction ou d’inquiétude. Les deux positions se défendent et peuvent être examinées l’une et l’autre.

On pourrait dire, d’un côté, que le rapprochement entre la Russie et la Corée du Nord pourrait satisfaire la Chine qui serait tentée de créer une « alliance » continentale Russie/Corée du Nord/Chine contrebalançant la formation de l’alliance maritime Japon/Corée du Sud/Etats-Unis. Cela permettrait aussi à la Chine de pouvoir aider la Russie dans sa « croisade contre l’Occident » de façon indirecte par l’intermédiaire de son aide à la Corée du Nord.

En effet, c’est l’aide économique de la Chine qui permet à la Corée du Nord de maintenir le régime politique et de doter le pays de programmes balistiques et nucléaires relativement avancés (au prix de l’affamement de sa population : le pays aurait atteint en 2023 son pire niveau depuis la famine des années 1990, ayant provoqué la mort de 3 à 5 % de ses 20 millions d’habitants). Pyongyang dépend de Pékin pour ses importations de nourriture et de carburant ; l’aide économique de la Chine à la Corée du Nord représente environ la moitié de toute l’aide étrangère chinoise. En permettant le rapprochement Corée-Russie, la Chine consolide son influence tout en évitant d’être prise dans les sanctions internationales qui pèsent sur l’un et l’autre de ces partenaires nécessaires mais encombrants.

De l’autre côté, il pourrait se jouer entre la Russie et la Chine un jeu de pouvoir plus complexe et moins amical : la Chine ne cesse de gagner de l’influence en Asie centrale et des pays comme le Kazakhstan peuvent se permettre de prendre leurs distances avec Moscou tout en s’ouvrant opportunément aux Nouvelles Routes de la Soie chinoises.

La Russie voudrait-elle retrouver en Extrême-orient un pouvoir d’influence qui s’érode dans son ancien pré carré centre asiatique ?  La Russie voudrait-elle maintenir sa souveraineté sur son Est sibérien ? De façon intéressante, le Global Times rapporte les propos de Vladimir Poutine le 13 septembre lors du 8e Forum économique oriental (FEE) à Vladivostok : « Nous ne ralentirons certainement pas le rythme du développement de la région, car le développement de l’Extrême-orient est une priorité absolue pour la Russie, car c’est une région colossale avec une petite population mais un énorme potentiel ». Bien entendu, le journal y voit un terrain d’entente entre les deux pays. Mais, quand le président chinois réclame à « la revitalisation complète du nord-est de la Chine » en appelant cette région « à s’intégrer étroitement dans le cadre du projet « One Belt, One Road », faut-il y voir une convergence de vue ou l’imposition d’un cadre économique que la Russie est « invitée » à adopter ?

En outre, géopolitiquement, le rapprochement Corée du Nord/Russie prive aussi la Chine d’une carte avantageuse à jouer : pendant longtemps la Chine a su prendre le rôle de l’acteur rationnel face à la Corée du Nord, de l’intermédiaire nécessaire face à l’élève turbulent du « socialisme », afin d’induire la Corée du Sud à une attitude plus coopérative à son égard et moins complaisante avec les Etats-Unis. Mais si la Russie gagne en influence sur la Corée du Nord, la Chine perd son « outil de marchandage » si l’on peut dire : en se mettant complètement du côté de la Corée du Nord afin de ne pas démentir son « amitié sans limite » avec la Russie, la Chine n’a plus rien à offrir à la Corée du Sud dont le rapprochement avec le Japon et les Etats-Unis s’approfondira à mesure que Poutine, Xi et Kim seront perçus comme dansant sur la même musique.

Par Jean-Yves Heurtebise

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