Petit Peuple : Shanghai – Le coup de Jarnac de Yu Ruojian

À Shanghai un beau jour de juin 2017, Melle Wang Xiaomi, avec sa copine Jiahong, prenait du bon temps sur le pont ensoleillé d’un bateau mouche. Regardant défiler les berges de la Suzhou Creek, elles sirotaient une coupe de Champagne, sans se laisser déranger par le barouf du haut-parleur serinant le commentaire de la visite. Les accompagnait Yu Ruojian, le chevalier-servant de Xiaomi depuis deux mois, qui les avait invitées à ses frais à ce week-end d’escapade. Elles étaient venues en TGV de Wuxi, à 120km plus à l’Ouest. Après déjeuner, le petit groupe débarqua sur le Bund pour se dégourdir les jambes. En souvenir de la sortie, Yu se fit tirer quelques portraits de lui et Xiaomi, sur son smartphone, sur fond des flots tumultueux de la rivière Pu et de la tour de la télé, sur Pudong. C’était vraiment un week-end très chic, se disait Xiaomi, aux anges : ce gars si sympa, manifestement fortuné et qui en pinçait pour elle, était pour elle un fer au feu—si jamais son amant actuel, PDG d’une usine de Wuxi, devait lui faire faux bond ! Un détail cependant échappait à la jeune femme, et pas n’importe lequel…

Quatre mois plus tôt, Mme Xing, l’épouse de l’industriel, faisait une visite éplorée à Weiqing, l’agence spécialisée dans le sauvetage des couples à la dérive. Depuis des années, Mme Xing tolérait la liaison de son mari avec Wang Xiaomi, dont elle avait fini par connaître l’identité. Elle s’était jusqu’alors forcée à n’y voir qu’une passade, jusqu’à ce 17 février où son mari en mission avait oublié son portable. Elle avait alors découvert des choses qui lui avaient causé des frissons dans l’échine. Elle avait trouvé trace d’appels jusqu’à 9 heures d’affilée avec l’amante. Et surtout, début février, elle avait constaté un versement de 200.000 ¥ d’arrhes pour un nid d’amour  à 10 millions, à Hangzhou où le couple comptait disparaître sans laisser d’adresse ! Mme Xing avait spontanément fait le rapprochement avec plusieurs déplacements du mari vers cette ville depuis 3 mois, sous couvert de suivi de chantiers. Elle se rappela soudain que l’entreprise familiale, où tout son propre héritage avait été englouti, venait de s’endetter énormément en banque, et ne valait plus rien : par contre, l’argent de l’emprunt était caché quelque part, par le mari, hors de portée… Il n’y avait plus qu’à divorcer pour qu’elle soit sur la paille !

Mme Xing avait expliqué son cas à l’agence, qui avait immédiatement lancé sur l’affaire, Yu Ruojian, un de ses meilleurs détectives, diplômé en droit et en psychologie. Yu avait fait une enquête approfondie. Non sans satisfaction, il avait bientôt découvert que Xiaomi tenait un sex-shop, ce qui allait lui faciliter la tâche. Patiemment, il avait aussi rassemblé des données, et établi le profil de la « xiaosan » (« petite numéro trois », comme on nomme en Chine les amantes). Il avait établi sa stratégie de contre-attaque, l’avait soumise à Mme Xing, qui l’avait approuvée.

Le lendemain, sous prétexte d’acheter un fortifiant pour un copain dont le couple allait à la dérive, Yu se rendit à Wuxi au sex-shop de Xiaomi. Puis le remède une fois acheté, on s’attarda à bavarder. Yu s’était présenté comme industriel shanghaïen, à la tête de plusieurs milliers ouvriers. Xiaomi avait vite apprécié sa faconde, sa coiffure nette, son costume très mode—la glace était rompue. Deux semaines plus tard, Yu revenait, déclarant cette fois rechercher « un appartement à acheter dans le quartier ». Xiaomi lui avait fait faire le tour des biens dont elle avait connaissance—s’il achetait, il y aurait une commission pour elle. Pour la remercier, Yu l’avait invitée à déjeuner… plusieurs fois. Prudent, il prenait son temps. Quand il sentit le poisson ferré, il l’invita à ce week-end. Elle accepta – mais demanda à se faire accompagner par son amie Jiahong.

Durant ce temps à l’agence, un travail de fond était effectué, visant à recomposer le personnage de Mme Xing, à réajuster son look, sous tous rapports. Une psychologue l’avait éclairée sur les manières de rouvrir le dialogue avec le mari volage, de réveiller son désir d’elle. Car, avait-elle expliqué, c’était l’ennui de leur ménage, depuis 10 ans, qui l’avait poussé à chercher réconfort ailleurs. De même, les maquilleuses recomposaient ses traits, la dotaient d’un visage inédit, d’une face mystérieuse qui ne laissait de l’intriguer, comme une invitation à une vie nouvelle. Et les stylistes l’entraînaient en ville pour un renouvellement complet de sa garde-robe, en une mode chic et printanière.

La suite de ce week-end se déroula très vite, comme une opération blitz militaire. Dès le lendemain par e-mail, le mari de Mme Xing reçut la jolie série de photos anonymes de sa maîtresse au bras d’un inconnu. Fou de rage, par téléphone, il signifia à l’impudente la fin de leurs amours vénales. Quelques heures après, il était à la maison, chez sa femme relookée et mystérieusement désirable : retomber dans ses bras, ne serait qu’une question de temps.

Pour cet improbable miracle, il en avait coûté à Mme Xing 400.000¥ – sans compter les frais (ruineux) engagés par le limier. Selon la règle de l’agence, en cas de succès, Yu toucherait un beau pactole. Par contre, dans le cas où Yu ne réussissait pas à briser l’idylle et faire revenir le mari à Mme Xing, tout l’argent engagé par celle-ci lui aurait été retourné—et il n’aurait rien eu, mis à part le remboursement des frais. La rémunération de Yu était aussi justifiée par les risques qu’il avait pris : si sa ruse avait été éventée, le mari jaloux pouvait être tenté de recruter, pour se venger, un homme à gage, pour lui administrer une correction – ou pire encore. Qu’on se rassure, Yu, en fait, ne risquait pas grand-chose : 90% des affaires confiées à l’agence Weiqing se terminaient par un succès. Face à ces professionnels aguerris et à leurs mille stratagèmes, combinés à l’effet de surprise et au travail dans l’ombre, les maîtresses et leurs amants n’avaient aucune chance.

Il faut le souligner, ce métier qu’exerçait Yu, chasseur de maîtresses, n’existait pas en Chine 20 ans plus tôt. Il est né d’une très forte demande par les épouses trompées, de récupérer leurs maris, source de leur propre train de vie. Pour des agences comme Weiqing, le ciel est sans limite : profitant de décennies d’enrichissement, des dizaines de millions d’hommes prennent  des amantes, ruinant ainsi leur union. En 2016, la Chine comptait 1,9 million de divorces (+30% en un an), dont 90% avaient pour cause l’infidélité.

Se décrivant comme « hôpital transnational et professionnel de l’amour »,  Weiqing prétend à travers ses 59 succursales à travers le pays avoir sauvé 350.000 couples depuis sa fondation 17 ans en arrière : faisant ainsi mentir le proverbe selon lequel « 覆水难收 » (fù shuǐ nán shōu), « l’eau versée ne se rattrape pas » : grâce à son art, la faute conjugale ne peut se réparer. Mais pas toujours, comme on le verra la semaine prochaine !

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