Petit Peuple : Xueshan (Gansu) – Liu Shengjia, dernier des villageois (1ère partie)

Quel âge peut avoir Liu Shengjia ? En fin de cinquantaine, hâlé par les travaux des champs, il serait plutôt bel homme, au goût de plus d’une femme. De son âge exact, il n’a aucune idée : à sa naissance dans les années ‘50, dans son village de Xueshan, au nord du Gansu, un maire-secrétaire du Parti, avait été incapable de tenir à jour l’état civil, et à l’époque, on faisait mine de mépriser comme « bourgeoises » ce genre de préoccupations « matérielles ».

En 2016, il n’y a toujours pas de livre des naissances, et pour cause : Liu est l’ultime habitant à Xueshan ! Voilà 10 ans qu’il s’accroche désespérément à cette terre stérile…

Vers 1960, entre fermiers, maître d’école, le tenancier du magasin et le rebouteux (qui aidait aussi les femmes et les brebis à mettre bas), on pouvait compter 100 habitants à Xueshan.

Fraîche et joyeuse, la Révolution multipliait les meetings nocturnes (après les travaux des champs), sous les calicots rouges et les lampions. Le hameau vivait modestement de ses récoltes  de sorgho et de maïs, et de ses moutons. Dans un tel cadre, Liu avait eu une enfance heureuse, sans même se rendre compte de la dureté naturelle de la vie, des corvées d’eau très loin à la source, des récoltes perdues pour cause d’invasion de sauterelles.

L’école avait fermé à la Révolution culturelle – officiellement, pour obéir aux ordres de Mao de mobilisation des jeunes. Mais c’était un secret de polichinelle, le vieil instituteur avait été remercié, faute de pouvoir le payer, fût-ce en nature – un poulet de temps en temps, une brouettée de bois de chauffe, un sac de maïs : Xueshan n’avait plus que 60 habitants dont une quinzaine de gamins ! Trop de jeunes étaient partis, soi-disant soutenir les campagnes contre Lin Biao et Confucius, les quatre nuisances, le révisionnisme

Chaque année, un contingent partait : Xueshan perdait sa chair vive, et femmes, vieillards et enfants dans la culture désespérée des terres collectivisées, lopins de loess accrochés aux flancs abrupts des collines. À chaque départ d’un copain, d’une famille, Liu Shengjia  soupirait de désespoir…

Puis les années 80 passèrent, l’exode continua…Cette fois, pour fuir la misère et connaître les lumières de la ville…

L’hallali s’était produit en 2006, après trois ans de récoltes calamiteuses. Avec les dix familles restantes, Xueshan n’avait plus un motoculteur en état de marche, et ses puits ne donnaient plus que l’eau pour la soif des humains et du bétail. La terre était toujours plus aride, sauf les mois d’été où des trombes d’eau érodaient le terroir en glaise impraticable.

liushengjia1En août, trois cadres étaient apparus en jeep poussiéreuse, venus de Lanzhou, la capitale provinciale. Ayant d’abord brièvement conféré avec le Secrétaire, ils avaient ensuite convoqué à coups de klaxon un meeting comme au bon vieux temps : ils venaient « proposer » la solution finale, le repli du village.

Avec générosité, au prix d’un lourd effort au service du peuple, le Parti offrait de reloger les quelques familles dans un quartier satellite de Lanzhou. Il n’y aurait pas d’emploi garanti, mais chaque foyer aurait un deux-pièces flambant neuf gratuit pour 5 ans. Lanzhou, avec ses 3,3 millions d’habitants, ses cinémas, l’eau chaude courante et les toilettes chez soi, c’était le paradis. Et du travail, il y en aurait  pour tous ceux qui, ardents à la tâche, n’étaient pas exigeants sur la paie… Aussi les habitants, ne se le faisant pas dire deux fois, votèrent à une quasi-unanimité en faveur de la proposition.

Quasi-unanimité ? Sauf Liu Shengjia, qui stupéfia toute l’assemblée, voisins comme ronds-de-cuir, en objectant : « c’est compliqué… », commença le paysan, d’ordinaire taciturne, mais qui abandonnait soudain son silence pour s’opposer à l’avis général.

« …il y a les moutons à nourrir ! »
« On va vous les vendre, lui avait-on rétorqué, on en tirera bon prix, ça vous fera un pécule pour refaire votre vie en ville ».
« Non, je récupérerai la part qui me revient, pas en argent, mais en bêtes. Et puis, il y a nos terres, qu’est-ce qu’elles deviendront ? »
« Tu en en resteras propriétaire, camarade, et tu reviendras quand tu voudras, au Nouvel an ! » 

Le fonctionnaire n’avait pas osé dire : « à la retraite », sachant très bien que pour ce paysan d’un certain âge n’ayant jamais cotisé, aucune couverture sociale ne serait envisageable. Même ces propos prudents n’empêchèrent Liu de secouer la tête d’un geste têtu, quasi-animal. Il savait qu’on lui mentait : quand on partait, c’était pour toujours.

« Et puis, s’écria-t-il, y-a mon petit frère qu’est infirme ! Comment j’men occuperai en ville, en travaillant toute la journée ? »
« On a de de bons hôpitaux à Lanzhou, et des aides sociales… »

Mais Liu ne voulant rien savoir, décocha sa dernière flèche, celle qui coupait court à toutes les palabres :

«  Et ma pauvre mère, qu’est-ce que vous en faites ? Vieille, malade, elle veut mourir ici et elle a droit. Mon frère et moi, on reste, pour s’occuper d’elle ! »

La messe était dite : à trois, ils resteraient, les seuls survivants en haut de leur montagne aride, « jusqu’à la mort » (死而后已, sǐ’érhòuyǐ) !

 Comment Liu, son frère et sa vieille mère, vont-ils survivre seuls dans ce village désert ? Vous le saurez la semaine prochaine !

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1 Commentaire
  1. severy

    Hmmm! On sent que cette histoire va tourner en festin cannibale… On sent déjà l’âcre odeur d’un cadavre découpé, mijotant dans un vieux chaudron où éclatent en cadence de grosses bulles émergeant à la surface d’une épaisse sauce populaire. Les moutons se métamorphoseraient-ils soudain en carnassiers, maoïsant et bêlant des slogans patriotiques ventant les avantages d’une alimentation carnivore? Jetons, condescendants, une poignée de loess sur cette image d’Epinal du pays du soleil couchant et pensons à autre chose…

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