Editorial : Déferlante nationaliste sur entrepreneurs privés

Déferlante nationaliste sur entrepreneurs privés

Quel est le point commun entre Nongfu, le n°1 chinois de l’eau en bouteille, et BYD, le champion des véhicules électriques ? Leurs fondateurs, Zhong Shanshan et Wang Chuanfu, ont tous les deux été pris pour cibles ces derniers jours par des hordes d’internautes nationalistes.

Pour Zhong Shanshan (cf photo), l’homme le plus riche de Chine avec une fortune estimée à 64 milliards de $, tout a débuté par le décès le 25 février de son grand rival : Zong Qinghou. A l’origine du groupe Wahaha, Zong était une figure appréciée du public pour sa simplicité et son patriotisme (sa bataille légale remportée contre son ex-partenaire, Danone, a contribué à renforcer cette image). D’après certains internautes, Zhong, qui a commencé sa carrière chez Wahaha avant de lancer sa propre marque, aurait insulté la mémoire de Zong en assistant à ses funérailles. La polémique ne va pas tarder à s’étendre à l’ensemble du groupe Nongfu, les internautes qualifiant le design des étiquettes de certains de leurs produits de « pro-japonais ». Il n’en fallait pas plus pour qu’une campagne de boycott généralisé de Nongfu soit lancée, certains internautes se filmant en train de vider le contenu de leur bouteille dans un évier… Le fait que le fils « héritier » de Zhong détienne un passeport américain n’a rien arrangé. « Je ne peux pas accepter que le futur homme le plus riche de Chine soit un Américain », peut-on lire en commentaire sur les réseaux sociaux. Par contre, le fait que les deux filles du fondateur de Huawei (dont Meng Wanzhou, héroïne nationale) soient dans ce cas-là, ne semble poser problème à personne… Quoi qu’il en soit : les différents communiqués et démentis de Nongfu et de Zhong Shanshan n’ont rien changé à l’affaire : les ventes de Nongfu ont chuté tout comme son cours en bourse, en baisse de 6% depuis le début de la polémique…

Le fondateur de BYD, Wang Chuanfu, a vécu une expérience similaire courant mars, se retrouvant la cible d’attaques de la part d’internautes nationalistes (surnommés les « petits roses ») suite aux révélations d’un ancien partenaire du groupe, Zhang Xiaolei, l’actuel PDG de Songsan Motors. Dans une vidéo publiée sur Douyin, l’homme prétend que Wang détiendrait plusieurs propriétés aux Etats-Unis et aurait eu deux enfants issus d’une relation extra-maritale avec une femme détentrice du passeport américain. Jusqu’à présent, Wang n’a pas souhaité répondre à ces accusations, mais le débat fait rage parmi les internautes. Si certains trouvent que le prétendu comportement de Wang n’est pas digne d’un entrepreneur à succès – qui plus est, membre du Parti –, d’autres, au contraire, estiment que les entreprises privées ont déjà suffisamment du mal à se développer et à prospérer en Chine qu’il n’est pas nécessaire de venir détruire leur réputation en exposant la vie privée de leurs fondateurs.

Ces deux épisodes rappellent, par certains côtés, la cabale dont a été victime il y a plus de deux ans Lenovo, pris pour cible par un bloggeur rendu célèbre par ses propos anti-américains et commentaires nationalistes. Quelques mois plus tard, c’était au tour de la marque chinoise de vêtements de sport, Li-Ning, de faire face à des critiques pour ses vêtements trop « japonisants »…

D’ordinaire, ce sont plutôt les groupes étrangers qui font l’objet de ce type d’attaques. On se souvient notamment de l’incroyable campagne de boycott orchestrée en Chine pour « punir » H&M, Adidas et Nike (entre autres) suite à leur décision de cesser de se fournir en coton du Xinjiang.

Même si les circonstances et les proportions des affaires Nongfu et BYD diffèrent, elles ont tout de même au moins un point commun : un fort sentiment d’animosité à l’encontre des entrepreneurs privés attisé par une personne tierce au nom du patriotisme.

Jusqu’à présent, le sentiment nationaliste était largement toléré sur la toile, car il cadrait bien avec la rhétorique et les actions du gouvernement lui-même. C’est d’ailleurs parce que les autorités se sont montrées complaisantes que certains internautes s’en donnent à cœur joie. Être « plus rouge plus rouge » est devenu un moyen assez efficace de se créer du trafic à moindre coût, voire de régler ses comptes en public ou de se faire justice soi-même en ciblant telle ou telle entreprise.

Sauf qu’aujourd’hui, ce genre d’attitude entre en contradiction avec l’effort de Pékin de redonner confiance aux entrepreneurs. Un revirement significatif pour un gouvernement qui a déployé tant d’énergie pour réprimer les libertés et les excès perçus du secteur privé ces dernières années. Signe de ce malaise : suite à l’affaire Nongfu, plusieurs médias d’Etat ont publié des tribunes appelant à davantage de protection des entreprises privées. Une loi dans ce sens a d’ailleurs été votée il y a quelques jours lors de la session parlementaire tandis que la Cour Suprême a promis de réprimer les « attaques malicieuses » et de punir les « mots et actes extrêmes » envers les entrepreneurs. Joindra-t-elle les actes à la parole ? L’occasion semble idéale pour envoyer un signal fort au secteur privé. Mais Pékin saura-t-il la saisir ? En attendant, les entrepreneurs privés redoutent d’être la prochaine victime

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