Diplomatie : À corps défendant, Moscou ouvre sa Sibérie

Depuis des mois, entre Moscou et Pékin, se joue une nouvelle partie : celle de la Sibérie Orientale, que Vladimir Poutine prétend ouvrir à la Chine – à l’Asie, au nom de la croissance. 

Pékin semble enthousiaste : « Ce plan de relance de la Sibérie Orientale, selon Wang Yang, vice-premier ministre, coïncide avec notre stratégie de renaissance du Dongbei ».
Mais rien n’est simple. De part et d’autre pèse un non-dit, depuis la conquête par l’Empire russe en 1858 de la Mandchourie Extérieure, 700.000 km² au nord du Heilongjiang-Amour (traité d’Aigun – partie Nord en rose sur la carte).

Depuis les années ‘90, poussés par des intérêts communs (le front contre les Etats-Unis et l’évidente complémentarité économique), les pays se rapprochent, conforté par l’amitié personnelle de leurs leaders. Surtout, les échanges en énergie progressent, avec ce contrat gazier signé en 2014, à « 400 milliards de $ ».
Mais la méfiance reste évident, sur la Sibérie notamment. Au Forum Économique Oriental à Vladivostok (3-5 septembre), Moscou attendait la Chine, le Japon, la Corée du Sud, avec des « prix d’appel » : 200 projets à pourvoir (avec subventions et grâces d’impôts), 7 milliards de $ de rénovation du Transsibérien, 70 ans de port franc pour Vladivostok. Ainsi, Moscou visait 70 milliards de $ de contrats. 

Après s’être montré à la parade militaire de Pékin (3 septembre, seul leader de stature mondiale présent), Poutine s’envola pour Vladivostok avec Wang Yang pour le Forum. Mais ce fut hélas, pour voir Wang prononcer un bref discours puis partir, emmenant avec lui Wang Yilin, le président de la CNPC (n°1 pétrolier chinois).
Aussi à la clôture, seuls 17,7 milliards de $ avaient été signés, la plupart en déclarations d’intention plutôt qu’en engagements fermes. On était bien loin du compte !
Sinopec s’engageait à co-développer deux gisements pétroliers sibériens et à acheter des parts de Sibur, groupe pétrochimique local. Rosneft parlait d’acquérir 30% des parts de Chemchina. Les pays promettaient d’achever pour 2018 le gazoduc de Sibérie Orientale et de signer « sous 6 mois » pour le gazoduc occidental – les deux outils du grand contrat gazier.
Mais justement ces chantiers traînent côté russe, et pour cause : arraché par Pékin à une Russie affaiblie par les sanctions occidentales, le prix du gaz est bien plus bas que celui pour l’Europe, à la limite de la rentabilité. 

La Chine de son côté, avoue une nette baisse d’appétit : suite au crash boursier et à sa croissance en panne, les échanges chutaient au premier semestre de 30,2%, tandis que l’investissement chinois baissait de 20%. Bilan aggravé par la dévaluation du yuan, et la chute du pétrole à 40$/baril.

C’est largement ce qui explique cette tentative de Poutine de « vendre » en partie la Sibérie à ses voisins. Il le faut, pour rééquilibrer un PIB russe tronqué au premier semestre de 3,3%.
Cependant tous les indices le confirment, le rapport de forces entre Russie et Chine est de moins en moins équilibré.
La Sibérie Orientale n’abrite que 6 millions d’habitants, face aux 150 millions d’habitants du Dongbei.
D’Etat à Etat, Pékin se garde de trop investir – seuls 31 millions de $ à Vladivostok en 2013. Mais sur le terrain, c’est la loi du marché qui règne : face à une Sibérie atone et pauvre, des firmes chinoises emportent « pour une bouchée de pain » la mine, le bois et autres richesses—telle la mine de fer achetée par le conglomérat chinois CNEEC au Birobidjan.
Pour rapatrier ce minerai, les deux pays ont convenu de bâtir le premier pont transfrontalier sur l’Amour : mais les mêmes causes menant aux mêmes effets, l’ouvrage est quasi-achevé depuis la rive chinoise, mais pas commencé côté Sibérie – malade de voir sa ressource passer brute en Chine, sans profit ni travail pour elle. 

Et la population sibérienne ? Elle est partagée entre exaspération nationaliste et impuissance fataliste. Angoissée même, découvrant dans des villes frontalières telle Heihe, des musées érigés pour rappeler que la terre d’en face fut chinoise, un message aussi enseigné dans leurs écoles…
Mais en même temps, elle voit bien que pour le meilleur et pour le pire, Pékin est 10 fois plus proche et active que Moscou, une meilleure chance d’apporter la croissance.
Elle constate aussi les 4300km de frontière commune, impossible à garder : l’infiltration inévitable du « peuple sans terre » au Sud, vers la « terre sans peuple » au Nord—un courant puissant, inextinguible d’occupation lente.

Chine et Russie voient ainsi devant elles deux scénarios contradictoires, pour leur avenir commun.
Le 1er est la réconciliation sincère prônée par les capitales. Dans le second, la Chine mène la danse.
Dans l’esprit russe, l’arme nucléaire est la garantie de sa souveraineté sur cette Sibérie vitale pour elle, comptant pour 77% de son sol. Mais dans l’esprit chinois, la prise de contrôle à dose homéopathique des ressources sibériennes, la création de prospérité et le long terme peuvent piloter un renversement pacifique…

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