Petit Peuple : Yacheng (Hainan) : Chen Qingzu, la croisade anti-soutien-gorge

Dans les années ’80 à Yacheng (île de Hainan), titulaire d’une formation médicale primaire, Chen Qingzu rêvait d’une carrière de  » médecin aux pieds nus », dans la tradition de ces praticiens de la Révolution Culturelle, qui soignaient le peuple avec plus de volontarisme et d’emprunts au Petit Livre Rouge qu’à la science d’Esculape…

Hélas pour lui (sinon pour ses patients), c’était l’époque du grand tournant, où cette médecine aléatoire disparaissait, inexorablement bannie des salles de consultation du pays. Faute d’avoir eu droit à une scolarité normale, à un diplôme universitaire, Chen devait se contenter d’une carrière paramédicale comme employé subalterne, tout en voyant devant lui parader les chirurgiens et médecins. Humilié, le rêve de sa vie éclaté en fumée, il ne s’en était jamais remis et gardait en son cœur une amertume secrète.

Dans son hôpital toutefois, 15 ans plus tard, il eut l’occasion de faire, par hasard, la découverte qui devait inverser le cours de son destin. Médicalement parlant, c’était une tendance insidieuse et inquiétante. Chaque semaine, toujours plus nombreuses, de très jeunes femmes débarquaient angoissées, attendaient des heures entre cabinet de consultation et salle de radiologie, avant de repartir en pleurs. Peu de jours après, en urgence, elles se présentaient devant la salle d’opération des cancers du sein. Or dans ces couloirs, Chen, qui n’avait pas les yeux dans sa poche et qui bavardait volontiers avec ces femmes en détresse, devait vite constater le point commun entre elles : toutes, depuis l’adolescence, portaient des brassières serrées à l’extrême et tirant vers le haut, à seule fin de mettre en valeur leurs appâts naturels et d’attirer le regard du mâle.

Un jour n’y tenant plus, auprès d’une patiente qui venait d’échapper de justesse à la mastectomie, il entonna un plaidoyer vibrant. Il l’adjura, tant qu’il était temps, de changer de haut, pour un soutien-gorge plus aéré, plus respectueux de son anatomie. A la surprise de Chen, suite à son homélie, la fille convertie, quitta la pièce sur le champ pour les toilettes, dont elle ressortit brassière à la main, qu’elle lui offrit en témoignage de son éternelle gratitude.

Chen avait découvert sa nouvelle mission dans la vie : il se mit à hanter les lycées, les universités, à y faire des conférences. Il déclina les statistiques d’ablation du sein et de mortalité associée. Sur écran, il décrivit les ravages du « Wonderbra » à coussinets artificiels, des baleines métalliques, ces « amies de vos poitrines, qui leur veulent du mal ». A chaque fin de séance, il n’omettait point de suggérer aux demoiselles, aux mamans venues les chaperonner, de lui remettre ces sous-vêtements dont il venait les libérer. Avec sa campagne atypique, Chen venait à point nommé et répondait à un besoin profond : le succès fut phénoménal, et depuis, jamais démenti. Les médecins applaudirent à tout rompre et les étudiantes, subjuguées, le laissèrent repartir avec des valises pleines de leurs brassières. En cercles concentriques, toutes les provinces firent appel à lui, le priant de venir à leur tour les éclairer.

Chen Qingzu Musee Soutien Gorge 2En 20 ans, il a récolté  5000 de ces hauts de toutes matières (coton, synthétique ou soie), couleurs (blanche, saumon, rouge pivoine ou chair), formes (bandeau, plongeant ou triangle), taille des bonnets (de « A » à « F »), avec ou sans froufrous, dentelles, passementerie ou bretelles – tous gardant en commun leur avarice de volume, promesse d’un serrage optimal des seins opprimés. Ces trophées, depuis novembre 2013, Chen les expose dans son salon, musée unique au monde. Vu la taille modeste de la pièce (10m2), ces bonnets recouvrent tous les murs, sagement classés côte à côte et reproduisant par ondulation le doux moutonnement de « la mer qu’on voit danser, le long des golfes clairs ».

Dans son dos bien sûr, les sceptiques abondent, en son quartier et sur internet, accusant Chen de pensées malsaines et perversion soutiffiste. On n’est d’ailleurs pas tout à fait sûr de pouvoir l’absoudre de telles accusations, tant il entretient le flou, comme à plaisir – n’hésitait-il pas à s’exhiber en ville, torse nu en soutien-gorge pour se donner en spectacle « 出乖 露丑 » (chūguāi louchoulòuchǒu) ? 

Aujourd’hui même, loin de se satisfaire de son actuel trésor de guerre, il prétend doubler la mise à 10.000 pièces. Or 10.000, c’est le chiffre impérial en culture chinoise, celui des Dieux et de l’éternité, qui suggère un fantasme chez notre homme : celui de passer à la postérité comme empereur des célestes mamelles. Toujours est-il que par ce biais, notre travailleur de la santé a réussi à éveiller la classe féminine à sa santé mammaire, et sans doute sauver des centaines de jeunes femmes à un sort cruel parfaitement évitable. Dernièrement, Chen défend même la thèse des gynécos européens qui préconisent (sauf pour les femmes les plus fournies) l’abandon pur et simple du soutien-gorge, estimant que ce dernier a en fait pour effet négatif de priver la poitrine de toute musculation.

Fière de son héros, la mairie de Yacheng veut lui offrir un vrai musée, tant pour renforcer l’effet de sa croisade que pour se profiler elle-même au niveau national. Beau résultat, pour un homme qui, au départ avait seulement voulu s’arracher à un destin de carabin raté. Il faut noter, au passage, le lieu où se déroule notre aventure : Hainan, refuge notoire de forbans et d’insoumis. Cette île tropicale conforte ainsi sa réputation de non conformisme et de mépris du qu’en-dira-t-on. Enfin, la croisade de Chen est aussi bien représentative de son époque : d’une Chine tout juste sortie d’une Révolution, qui vient de s’éveiller et reste à l’affût de toute opportunité de changer la vie, le train-train, la routine : «  cours camarade, la Révolution est devant toi, et la poitrine libre ! ».

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