Un beau jour de janvier, au Bureau des Etrangers à Xinpei (Taïwan), Xu Jianlin, l’officier d’Etat civil restait perplexe, face au couple qui se présentait pour convoler. Wen Fangjin, paysanne sichuanaise, irradiait le bureau du charme fougueux de ses 25 ans. Son fiancé par contre, le Taïwanais Chen Laoren compensait en rides sur le front, les cheveux manquant sur son crâne de 70 printemps. Mais le détail qui faisait le plus tiquer le cadre, était ces deux mariages déjà contractés par la donzelle en moins de trois ans. Son écran d’ordinateur était formel: les ex-maris n’étaient autres que les fils du prétendant. L’affaire était décidément suspecte : il pria le couple de s’expliquer. Tandis qu’une Fangjin, rouge comme une pivoine, restait les yeux fixés sur ses pieds, Laoren parla :
En 2009, après plusieurs malheureuses expériences de couple, Xianlai son aîné avait décidé que les filles de l’île, menant les hommes à la baguette et connaissant leurs droits sur le bout des doigts, n’étaient pas pour lui. Sa fem-me à lui devrait être obéissante et effacée : elle serait Chinoise, ou ne serait pas. C’est pourquoi à l’été, il était monté à bord d’un charter, demi-plein d’hommes, destination Chengdu. À l’arrivée, ils avaient été accueillis par les futures, lesquelles avaient été sélectionnées quelques mois plus tôt par l’agence matrimoniale, et acceptées par eux sur internet, avec qui ils avaient déjà échangé les promesses sur QQ, la messagerie.
Sur place, grâce à un système fort bien rôdé et graissé, la paperasserie était déjà bouclée, passeports signés, bilan médical en ordre, livrets de familles n’attendant plus que le consentement.
Puis ce fut la noce, les « oui » au pas de course à la queue-leu-leu à la mairie de Chengdu. Les visites aux familles, banquets groupés, avant que l’avion ne redécolle comble vers Taiwan, complété des femmes et leurs énormes valises, pour ce voyage sans retour. Une fois à Xinpei, fier comme Liubei*, l’aîné avait présenté sa brune à son père, qui l’avait reluquée d’un œil admiratif. Mais voilà qu’à l’automne, un accident expédia Xianlai ad patres. Avec sa vieille épouse, Laoren consola la veuve éplorée qui craignait pour sa place au paradis insulaire, et organisa bientôt un second mariage avec Houlai, son cadet. Or, çà, alors! 8 mois après naissait un beau bébé, pas prématuré pour deux sous. Houlai, qui savait compter, accusa Fangjin de trahison, et le test ADN qu’il avait exigé, confirma ses soupçons. Voilà Fangjin presque sur le trottoir, hébergée chez Laoren avec l’enfant du péché.
Puis advint le coup de théâtre. Sous la pression de Fangjin furieuse, Laoren finit par avouer : c’était lui le coucou, le père du bébé déposé dans le nid de Houlai – il avait eu la tendresse un peu fertile. C’était « le tonnerre éclatant dans le ciel bleu » (Qíng tiān pī lì, 晴天霹雳). Du coup, la vieille, à son tour, réclama le divorce.
Le vieil homme indigne se retrouva donc seul, répudié par sa famille. Mais il avait de belles compensations. Ii sortait les marrons du feu, un à un: il épousait la jeunette, qui lui vouait une reconnaissance éternelle pour lui avoir évité le retour au pays. Il vivait d’épuisantes nuits d’amour, mais y faisait gaillardement face : on l’a vu, il restait fort vert et plein de sève. Enfin et surtout, il recevait de la nature un marmot à éduquer, à porter à l’âge adulte : 20 ans de mission au bas mot, et pas question de mourir plus tôt !
Au bureau d’immigration, incrédule, Xu l’officier d’Etat civil, écouta l’extravagante histoire. Après avoir dument visé tous les papiers, il les maria – prudemment, comme à regret, comme si son tampon sentait le soufre.
In petto, il se disait que Wen Fangjin, la ravissante idiote, avait fort bien mené sa barque. En trois ans de ménage à cinq, elle avait survécu à un mort, deux divorces, trois mariages et un enfant. Et maintenant, elle se retrouvait la mieux placée pour empocher sa part de l’héritage – voire la totalité, si elle savait y faire !
*stratège militaire antique, héros du roman historique « Les trois Royaumes »
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