Le Vent de la Chine Numéro 21

du 10 au 16 juin 2012

Editorial : Mer de Chine — deux alliances neuves, l’Inde arbitre

Les 01-03/06 à Singapour, le Sommet Shangri-la réunissait 28 pays de la zone Pacifique sur des sujets de sécurité.

Leon Panetta, le Secrétaire fédéral à la Défense, a défendu la stratégie de B. Obama de retour de la flotte américaine dans la région, dont 60% (contre 50% aujourd’hui) devrait opérer dans le Pacifique, libérés par la fin des conflits en Irak et en Afghanistan. Six porte-avions sillonneront la zone en 2020 dont le USS Gerald Ford à partir de 2015, et un destroyer furtif révolutionnaire.

Panetta marqua des points, en retournant au Vietnam à Cam Ranh, qui abritait autrefois la flotte américaine, et y suggérant son retour. De même aux Philippines, à en croire le sous-secrétaire H. Azcueta, les USA ont recouvré le droit d’«utiliser» leurs ex-bases de Subic et Clark. Il ne s’agit, prétend Panetta, que de soutenir les nations d’Asie dans la convention d’un code de conduite, de règles de navigation, et d’un forum d’épuration des litiges.

Et la Chine ?

Au lieu de protester, elle garde profil bas. Elle relève l’« incohérence » entre les objectifs affichés («ne visant personne») et un redéploiement militaire «évidemment dirigé contre elle». Elle rappelle aussi sa «capacité de frapper en retour, quand ses intérêts fondamentaux sont menacés ». Riposte douce qui vise à maintenir une bonne relation avec les USA pour Xi Jinping, une fois à la tête du pays.

Il s’agit aussi de ne pas effaroucher l’Inde. Car entre USA et Chine, rivaux pour la maîtrise du Pacifique, Delhi se retrouve dans le rôle –confortable– de l’arbitre.

Aussi, le fait que Panetta se trouve à Delhi (05-06/6) quand SM. Krishna, le ministre des Affaires étrangères indien, est à Pékin, ne doit rien au hasard. Affirmant n’avoir avec la Chine qu’ « un litige » frontalier (Pékin revendique l’Arunachal indien comme Sud-Tibet), Krishna cultivait les deux alliances.

En marge du sommet du Club de Shanghai (SCO),  il était reçu par Li Keqiang, le futur 1er ministre, et militait pour l’entrée à part entière de son pays à la SCO (il y est déjà observateur depuis 2005). En même temps à Delhi, AK. Antony, ministre indien de la Défense, suggérait à mots couverts à Panetta que Washington révise son initiative de sécurité multilatérale, de façon à la rendre « confortable pour tous ». Pour l’heure, l’Inde se montre plus que réservée quant à cette coalition montée par le Pentagone pour contrer la mainmise de la Chine sur la mer portant son nom.

Toujours dans cette optique de non alignement, Delhi se gardait aussi de valider avec les USA trois accords de défense en logistique, communications et satellites. Ce qui ne l’empêchait pas, sans crainte de se contredire, de poursuivre les palabres d’achats aux USA pour 2 milliards de $ en hélicoptères lance-missiles Boeing, et en obusiers ultra légers M-777, lesquels (à part le Pakistan) ne pouvaient avoir d’autres « clients » potentiels que la Chine.

L’essentiel est ailleurs. Durant le sommet de la SCO, Vl. Poutine déclarait que la Russie « renforcerait en mer de Chine les manœuvres conjointes » comme celles d’avril, à 20 bâtiments des deux pays. L’annonce est motivée par le retour de la flotte américaine dans ces eaux qu’elle avait quittées 20 ans plus tôt. Ainsi donc trois puissances d’Asie – Chine, Russie et Inde– s’entendent pour refuser ou questionner ce retour. En face, Vietnam et Philippines, sûrs de leur bon droit et craignant d’être spoliés de leurs propres eaux, viennent s’ajouter aux alliés des Etats-Unis dans la région : Japon et Taïwan. Et toute l’Asie réarme aussi vite qu’elle le peut.

Voit-on émerger deux alliances de défense, la SCO (avec l’Inde à sa porte), et une structure style OTAN, dérivée du sommet Shangri-la ?

Russie et Chine s’en défendent vertement – mais les choses vont vite. On se prend à espérer que ces camps qui se dessinent soient un facteur positif, forçant les camps à discuter entre eux et avec ceux d’en face. Entre les deux bords, hésite l’Inde – tant par philosophie pacifiste-gandhienne, que par intérêt, en tant que faiseuse potentielle de roi. Gardera-t-elle longtemps ce luxe ? Tout dépendra de la capacité de la Chine à transiger sur le partage avec ses voisins de « sa » mer, ou bien au contraire, à s’abandonner à sa passion nationaliste, comme « assurance-vie » du régime. Une tension faite pour durer.


Environnement : Pollution – un pas en arrière, un pas en avant

Le 04/06 Yin Hong, la vice-ministre des Forêts annonça que les bois du pays avaient regagné 60 millions d’hectares, fruit de 20 ans d’efforts. La Chine gagnait la bataille contre le désert, qui ne s’étendait plus comme à la fin du XXème siècle, au rythme de 3436km²/an, mais reculait désormais de 1717km²/an.

Le 05/06,Wu Xiaoqing, son collègue de l’environnement, célébra à sa manière la journée mondiale de l’environnement en intimant aux ambassades l’interdiction de diffuser sur internet les niveaux de pollution de la capitale, dénonçant une violation de la Convention de Vienne (une telle diffusion serait du seul ressort de l’Etat), et des normes trop sévères des USA où 35 microgrammes/m3 de microparticules de 2,5μ sont acceptables, contre 75 mg en Chine.

Démarche bizarre, car forcément impopulaire. En 10 ans, du fait de la prolifération de ces microparticules, les cancers du poumon à Pékin ont augmenté de 60%, quoique la tabagie elle, reste stable. Émis via Twitter, repris par les smartphones, ces relevés horaires sont suivis par 19.000 citoyens chinois (contournant la censure), et depuis peu, par beaucoup plus, grâce à l’application qui met face-à-face les relevés américains et ceux du ministère chinois – comparaison cruelle, car ces derniers sont invariablement plus optimistes, posant un vrai problème de crédibilité.

Une autre annonce du vice-ministre, le 06/06, permet de mieux deviner l’exaspération de l’administration : en 2011, le pays a manqué d’1,5% ses objectifs de réduction de pollution. 24,04 millions de tonnes d’oxynitride ont été émis dans l’air ou l’eau (+5,73%), 22,2 millions de tonnes de dioxyde de soufre et 65 milliards de tonnes d’effluents, dont 2,6 millions de tonnes d’ammoniac.

Plausible, la raison alléguée est l’industrialisation des campagnes (peu sensibles à la protection de l’environnement), et la progression des nouvelles zones « rurbaines », mi-industrielles, mi-agricoles. Selon un test sur 364 villages, 82% de l’air était « aux normes », mais 21,5% de leurs sols étaient pollués (déchets, pesticides, plastiques).

Le ministère est conscient des risques, surtout des gaz à effets de serre dont la courbe ne s’infléchira qu’après 2030. La production de grain pourrait reculer de 20% d’ici 2050, l’eau disponible par habitant diminuer, et les mers monter…

Aussi, le ministère prépare l’avenir. Avec ses homologues des Finances et de l’Administration des taxes, il annonce (05/06) une loi de taxation de la pollution qui, une fois votée, ouvrira la voie à des taxes et standards techniques, destinés à guider les firmes vers des pratiques environnementales plus responsables d’économie durable, selon le principe du « pollueur-payeur ». Le tout serait en place d’ici 2015.

Enfin, de façon inattendue, Wu critique divers chantiers de barrages, dont Xiaonanhai, l’enfant-chéri de Bo Xilai, le leader déchu de Chongqing. Ce projet à 32 milliards de ¥ sur la rivière Jinsha vient d’obtenir, « à la hussarde », le feu vert des travaux préparatoires. Pourtant, « il est important de ne pas oublier les leçons du passé », affirme Wu, « et nous avons encore à octroyer notre approbation formelle ».

NB : Dans le même ordre d’idée, une autre application Apple rencontre un succès spectaculaire auprès des Chinois.
Téléchargée 200.000 fois depuis son lancement en mai, ce « manuel de survie » alerte ses utilisateurs en temps réel sur 12 types de risques alimentaires (lait, viandes, boissons, additifs…) en ce pays.


Diplomatie : Chine, Russie et OSC : la réinvention de l’Asie centrale

Pour la grande messe sino-russe des 04-06/06 à Pékin, nul n’espérait l’accord historique, négocié depuis 10 ans sur les prix du gaz russe et un gazoduc transfrontalier. Jusqu’à la veille du sommet de l’Organisation de Shanghai (SCO), pas la moindre rumeur ne laissait présager ce déblocage.

Pourtant, une telle coopération est urgente, source potentielle de prospérité pour chaque pays. En 2011, faute d’accord avec Moscou, 85% du méthane importé par la CNPC, la compagnie pétrolière nationale, venait d’Asie Centrale. Mais d’ici 2017, cette Chine déjà asphyxiée par les fumées de ses centrales à charbon prévoit de doubler sa demande en gaz, énergie plus propre. Sur 30 ans, des commandes à la Russie pour 70 milliards m3 sont en jeu.

Mais à commandes massives, Pékin exige un prix réduit, ce que Moscou refuse, craignant pour ses hauts tarifs européens. Surtout, selon le Financial Times, ces empires sont « unis dans la méfiance » par des siècles d’intolérance et de rapports négatifs, ce qui les rend sourds au compromis – quoique leurs échanges, énergie contre engrais et machinerie, aient atteint 83,5 milliards de $ en 2011.

Dans ces conditions, le sommet s’est déroulé en une série d’apartés, d’affirmations réciproques de grands espoirs pour l’avenir, et de contrats marginaux.

Via leurs groupes financiers publics CIC (China Investment Corporation)et Russian Direct, Russie et Chine ont confirmé la naissance d’un fonds commun devant héberger 4milliards de $ d’ici 2014. Le 1er bénéficiaire d’un prêt (de 200M$) sera un groupe forestier sibérien. Une déclaration d’intention a eu lieu entre Rosatom et des groupes chinois (non cités), pour un réacteur nucléaire rapide à neutron, dont la Russie maîtrise la technologie.

Tirer la SCO de l’ornière

L’enjeu principal du sommet était la SCO-même, qu’il fallait tirer de l’ornière. Car après 11 ans d’existence, que d’opportunités manquées, par méfiance mutuelle ! A l’aide des deux géants les arrosant de crédits et technologies, les ex-républiques soviétiques d’Asie Centrale (Kirghizstan, Tadjikistan, Kazakhstan et Ouzbékistan) auraient dû croître et coopérer contre le terrorisme intégriste. Mais la SCO s’est montrée plutôt dormante. La seule à l’avoir financée, a été la Chine – Moscou craignant de payer pour une structure aux mains de Pékin –lequel annonça 10 milliards $ de crédits durant le sommet.

Aussi, lors du sommet, on vit ces leaders débattre et voter avec plus de discipline que d’imagination: pour l’admission de la Turquie, de l’Afghanistan comme observateurs ; envisager (mais non voter) l’entrée de l’Inde et du Pakistan comme membres ; ou rejeter l’accusation que la SCO serait en passe de se muer en un « OTAN » d’Asie, politique et militaire.

« Touche pas à ma Syrie » !

Le décor de l’unité de la SCO fut avant tout fixé par le refus d’une intervention armée en Syrie, quoique ce pays s’enfonce dans la guerre civile – l’opposition à B. al-Assad, constituée d’éléments mutins de l’armée régulière, équipés par l’Arabie Saoudite.

Disciplinée et sans doute embarrassée, la Chine s’aligne derrière Moscou pour plusieurs raisons : son inexpérience face au monde arabe, qui la rend vulnérable (cf les 30 milliards $ d’investissements perdus en Libye), le refus historique de soutenir toute rébellion ethnique à l’étranger, pouvant servir d’exemple à ses propres minorités.

Enfin, en son sein, un lobby anti-américain (également actif à Moscou) rêve d’un bloc autoritaire sino-russe, partageant le pouvoir sur une fraction du monde – la récession mondiale étant à ses yeux, moins porteuse d’une réorientation vers une économie décarbonisée et durable, que d’une implosion des empires américains et européens.


Diplomatie : Iran, drôle de drame

L’Iran, financier du régime syrien, était pour la Chine un atout. Avec le Président M. Ahmadinejad, présent à Pékin, Hu tenta de voir quelle stratégie proposer, qui sauverait la Chine de la débâcle en cette affaire mal engagée, sans priver Téhéran de son instrument d’influence sur la région – Irak, Palestine et Liban compris. Dans la même stratégie « accommodante », Hu et Poutine tentèrent d’inciter Ahmadinejad à mettre en sourdine ses provocations en matière nucléaire.

Cependant, entre la Chine et le régime des mollahs, rien n’est simple.

Début 2012 avait vu une forte baisse des livraisons de pétrole iranien en Chine, à cause d’un différend sur le prix. En avril, les ventes atteignaient 390.000b/j soit 24% de moins qu’en 2011 (moyenne mensuelle), mais 48% de plus qu’en mars.

Le 01/06, un barrage contracté en Iran par Sinohydro pour le groupe Farab, d’1,5GW pour 2 milliards de $, fut annulé par Téhéran pour protester contre une rupture chinoise des conditions de financement. Tout cela suggérant que l’union sacrée entre ces pays, est avant tout tactique : les conflits et incompréhensions sont occultés, mais bel et bien là. Cette alliance opportuniste, n’est pas un bloc.

L’épine au pied de l’Afghanistan

La Chine voit venir un réel problème, avec le départ des troupes de l’OTAN de l’Afghanistan l’an prochain.

Elle y avait investi 3,5milliards de $ dans une mine et des routes pour l’exploiter. Mais ceux qui la protégeaient des pillards et des Talibans étaient bien l’US Army. Or une fois les militaires occidentaux repartis, la Chine est mal placée pour aider l’Afghanistan, d’où peuvent pourtant partir des vagues d’instabilité islamiste vers son Xinjiang voisin. Pékin, qui depuis 2002, n’a offert que 242 millions de $ d’aides à ce pays, n’a pas d’expérience en matière de guérilla hors frontière. Elle vient d’annoncer qu’elle n’alimenterait pas un fonds de 4,1 milliards de $ de sécurité civile pour aider le Président H. Karzai à résister aux coups de boutoirs des Talibans qui resserrent sur Kaboul leur pression en tenaille.

Aussi, intimidé par la tâche immense de pacifier un tel pays, ce à quoi ont échoué toutes les puissances précédentes (Royaume-Uni, Russie, USA), Hu prétend se reposer sur la SCO, en en faisant une « forteresse de sécurité et de stabilité » qui rejaillisse sur l’Afghanistan, après 2014. Avec Karzai le 02/06, il annonçait un « partenariat stratégique » entre les deux pays, et des programmes d’infrastructures, de centrales thermiques ou hydroélectriques, et de formation de techniciens. En fin de compte, comme l’avoue l’expert Zhang Li, de l’université du Sichuan, « ce départ de l’Ouest cause (à la Chine) plus de problèmes que d’opportunités ».


Technologies & Internet : Ambitions abyssales du céleste empire

A bord du Xiaoyanghong 09, le submersible Jiaolong a quitté Jiangyin (Jiangsu) le 03/06 pour la fosse des Mariannes (Pacifique-Ouest).

Du 10 à fin juin, l’engin de 8,2m de long et 22 tonnes, tentera la descente à moins 7000 mètres avec trois hommes à bord, cent scientifiques en soutien.

L’expédition veut tester les réactions de l’engin par 1°C de température et une pression de 700 atmosphères, et récolter des nodules polymétalliques (métaux rares) et organismes végétaux ou animaux. L’expédition est placée sous un altruisme scientifique, mais l’ambition du pays est aisément reconnaissable : celle de dépasser les quatre autres membres du club des rares nations capables de descendre à plus de 3500m (USA, Russie, Japon, France).

Le hasard veut qu’à même époque, Hu Jintao se rende (13-15/06) au Danemark avec une délégation de 50 hommes pour renforcer la demande chinoise d’entrée au Conseil Arctique, comme observateur. La Chine n’est pas seule candidate – il y a aussi, entre autres, l’UE. La plupart des membres, tels Canada, Russie ou Norvège ont des objections dont le fond est le souci de ne pas partager. Or, au Conseil grâce à son protectorat du Groenland, le Danemark qui doit déjà soutenir l’entrée de l’Union Européenne, est pour Pékin un des alliés les plus ouverts. Du reste, on constate cette année une recrudescence des visites de cadres Groenlandais à Pékin, en négociation, « rien sans rien ».


Education : Le Gaokao, douleur des jeunes

Au printemps à Guantao (Hebei), le professeur Zhao Peng s’est tué, ne supportant plus la pression extrême de la préparation au Gaokao, concours d’entrée aux universités. Le stress vaut aussi pour les jeunes, qui sont devenus myopes, et en forme physique et psychique plutôt moyenne.

Suivant la courbe démographique, le nombre de candidats au Gaokao décline : 9,15 millions en 2012 contre 10,55 millions en 2008.

Comme le nombre de places reste constant, les chances augmentent : 75%, contre 57% en 2008. Mais cet enseignement reste sous une férule privilégiant mémorisation à créativité et esprit d’équipe. Aussi ceux qui peuvent, refusent cette vision obsolète de l’école : en 2011, ils étaient déjà 430.000 jeunes (+20% par an) à s’expatrier pour étudier « dehors », et revenir empocher les meilleurs emplois.

Pour le Gaokao, l’avenir ne chante plus : d’ici 2022, le nombre de jeunes de 18 à 22 ans baissera de 40 millions, et les universités les moins prestigieuses commencent à craindre la fermeture – à moins qu’elles n’obtiennent la refonte du système, pour le rendre compétitif.

Cette année, un mini-progrès est visible : 12.100 jeunes de régions pauvres reçoivent une majoration de score de 10%, afin d’augmenter leurs chances d’entrée dans les meilleures universités du pays – à Shanghai ou Pékin. Mais bien sûr, c’est une goutte d’eau dans la mer, par rapport aux besoins en modernisation !


Banque : Baisse des taux d’intérêt

Première depuis 2008 : le taux d’intérêt chinois dévalue au 07 juin 2012.

Le prêt à un an coûtera 6,31%, contre 6,56%, et la rémunération du dépôt sera réduite de 3,5% à 3,25%.

Mais attention: c’est le contraire de ce que préconisait Chi Fulin (Président de l’Institut de Réforme et Développement) qui voulait favoriser le dépôt, et faire payer aux grands groupes d’Etat le juste prix de leur emprunt– aujourd’hui inférieur à l’inflation.


Petit Peuple : Xinpei (Taïwan) : Fangjin, trois mariages à la paire

Un beau jour de janvier, au Bureau des Etrangers à Xinpei (Taïwan), Xu Jianlin, l’officier d’Etat civil restait perplexe, face au couple qui se présentait pour convoler. Wen Fangjin, paysanne sichuanaise, irradiait le bureau du charme fougueux de ses 25 ans. Son fiancé par contre, le Taïwanais Chen Laoren compensait en rides sur le front, les cheveux manquant sur son crâne de 70 printemps. Mais le détail qui faisait le plus tiquer le cadre, était ces deux mariages déjà contractés par la donzelle en moins de trois ans. Son écran d’ordinateur était formel: les ex-maris n’étaient autres que les fils du prétendant. L’affaire était décidément suspecte : il pria le couple de s’expliquer. Tandis qu’une Fangjin, rouge comme une pivoine, restait les yeux fixés sur ses pieds, Laoren parla :

En 2009, après plusieurs malheureuses expériences de couple, Xianlai son aîné avait décidé que les filles de l’île, menant les hommes à la baguette et connaissant leurs droits sur le bout des doigts, n’étaient pas pour lui. Sa fem-me à lui devrait être obéissante et effacée : elle serait Chinoise, ou ne serait pas. C’est pourquoi à l’été, il était monté à bord d’un charter, demi-plein d’hommes, destination Chengdu. À l’arrivée, ils avaient été accueillis par les futures, lesquelles avaient été sélectionnées quelques mois plus tôt par l’agence matrimoniale, et acceptées par eux sur internet, avec qui ils avaient déjà échangé les promesses sur QQ, la messagerie.

Sur place, grâce à un système fort bien rôdé et graissé, la paperasserie était déjà bouclée, passeports signés, bilan médical en ordre, livrets de familles n’attendant plus que le consentement.

Puis ce fut la noce, les « oui » au pas de course à la queue-leu-leu à la mairie de Chengdu. Les visites aux familles, banquets groupés, avant que l’avion ne redécolle comble vers Taiwan, complété des femmes et leurs énormes valises, pour ce voyage sans retour. Une fois à Xinpei, fier comme Liubei*, l’aîné avait présenté sa brune à son père, qui l’avait reluquée d’un œil admiratif. Mais voilà qu’à l’automne, un accident expédia Xianlai ad patres. Avec sa vieille épouse, Laoren consola la veuve éplorée qui craignait pour sa place au paradis insulaire, et organisa bientôt un second mariage avec Houlai, son cadet. Or, çà, alors! 8 mois après naissait un beau bébé, pas prématuré pour deux sous. Houlai, qui savait compter, accusa Fangjin de trahison, et le test ADN qu’il avait exigé, confirma ses soupçons. Voilà Fangjin presque sur le trottoir, hébergée chez Laoren avec l’enfant du péché.

Puis advint le coup de théâtre. Sous la pression de Fangjin furieuse, Laoren finit par avouer : c’était lui le coucou, le père du bébé déposé dans le nid de Houlai – il avait eu la tendresse un peu fertile. C’était « le tonnerre éclatant dans le ciel bleu » (Qíng tiān pī lì, 晴天霹雳). Du coup, la vieille, à son tour, réclama le divorce.

Le vieil homme indigne se retrouva donc seul, répudié par sa famille. Mais il avait de belles compensations. Ii sortait les marrons du feu, un à un: il épousait la jeunette, qui lui vouait une reconnaissance éternelle pour lui avoir évité le retour au pays. Il vivait d’épuisantes nuits d’amour, mais y faisait gaillardement face : on l’a vu, il restait fort vert et plein de sève. Enfin et surtout, il recevait de la nature un marmot à éduquer, à porter à l’âge adulte : 20 ans de mission au bas mot, et pas question de mourir plus tôt !

Au bureau d’immigration, incrédule, Xu l’officier d’Etat civil, écouta l’extravagante histoire. Après avoir dument visé tous les papiers, il les maria – prudemment, comme à regret, comme si son tampon sentait le soufre.

In petto, il se disait que Wen Fangjin, la ravissante idiote, avait fort bien mené sa barque. En trois ans de ménage à cinq, elle avait survécu à un mort, deux divorces, trois mariages et un enfant. Et maintenant, elle se retrouvait la mieux placée pour empocher sa part de l’héritage – voire la totalité, si elle savait y faire !

*stratège militaire antique, héros du roman historique « Les trois Royaumes »