Les yeux gonflés et le visage tuméfié après un match de MMA d’anthologie la veille à Macao, Shi Ming s’installe dans l’avion qui la ramène chez elle, dans la province du Yunnan. Les yeux rivés au hublot, épuisée, elle prend enfin le temps d’intégrer toutes les émotions qui l’assaillent depuis sa victoire inattendue. Les prévisions la donnaient perdante face à une adversaire plus titrée et puis il y a eu ce coup de pied fulgurant au troisième round de la finale du tournoi Road to UFC, un coup de pied à la tête qui a envoyé Xiaocan Feng au tapis, K.O.. Elle sera évacuée en civière et transportée à l’hôpital. Un coup de pied tout de suite qualifié d’un des meilleurs de l’année par les amateurs de cette discipline, un type de sport de combat interdit dans certains pays en raison de sa dangerosité.
Si Shi Ming est heureuse – elle a obtenu un contrat avec l’UFC (la plus importante ligue mondiale de MMA) et un bonus de 50 000 $ pour la « Performance de la Nuit » – elle se sent inquiète. L’état de santé de son adversaire la préoccupe bien sûr : est-elle sortie de l’hôpital ? A-t-elle des séquelles ? Mais une autre crainte lui pince l’estomac : va-t-elle devoir mêler ces deux « moi » qu’elle a réussi pendant si longtemps à maintenir séparés ?
La semaine, elle est médecin d’un hôpital municipal de médecine traditionnelle chinoise de sa ville natale de Kunming. Blouse blanche, cheveux sagement attachés, les grands verres ronds de ses lunettes cachent aux patients et aux collègues ses yeux boursouflés, sa passion pour les arts martiaux, sa double vie de lutteuse de MMA.
Petite fille déjà, Shi Ming préférait les cheveux courts aux nattes, le basketball, le football ou la course à la danse ou à la gymnastique de ses copines de classe. Pleine d’énergie, elle a découvert les arts martiaux par les dessins animés et les mangas, un monde qui la fascine. Mais sa famille nourrit d’autres ambitions pour elle. Elle sera avocate ou médecin, comme son grand-père. Et d’ailleurs, l’aïeul la pousse, ayant pu observer par lui-même dans la clinique qu’il a fondée, combien sa petite-fille le seconde efficacement dans la préparation des herbes médicinales et le bandage des plaies, gardant son calme sous la pression, insensible à la vue du sang. Shi Ming est donc devenue médecin, imposant à sa nature dynamique de longues heures d’études assise à un bureau. Les premières années d’internat sont rudes et pour évacuer la pression, elle s’inscrit dans un club d’arts martiaux, y passe ses soirées de libre, retrouve sa passion d’enfant. Que faire ?
Compartimenter, devenir deux en une. La journée, elle endosse sa blouse blanche, le soir un short et une brassière rouge assortis à ses gants de MMA. Elle soigne le jour et réfléchit aux meilleurs enchaînements pour mettre son adversaire K.O. le soir ; plante ses aiguilles d’acupuncture à ses patients avec la même précision que ses coups dans l’octogone les soirs de rencontres. À l’hôpital, peu connaissent cette passion et cela lui va très bien. Quant à ses parents, ils s’inquiètent de son rythme et la pressent de trouver un mari, comment leur dire à quoi elle occupe ses soirées ? Elle se tait et quand les bleus sont impossibles à cacher, elle invente un séminaire ou une garde prolongée et ajourne la visite prévue.
Les deux mondes restent étanches mais elle passe de médecin à lutteuse sans réussir à oublier d’où elle vient. Ainsi, ses connaissances en médecine et en acupuncture l’aident à récupérer plus vite ou à soigner les lutteurs de son équipe. Auprès de son coach, elle visualise tous les mouvements, prend des notes et fait de petits croquis sur un cahier, une méthode déjà éprouvée pour ingurgiter ses cours de médecine. Dans un milieu où ses adversaires luttent depuis l’enfance, sa persévérance paie quand le physique ne suit pas.
Parfois cette perméabilité l’entrave. Sa peur de blesser l’empêche souvent de clôturer une rencontre. Mais, pour la première fois à Macao, elle est sortie de sa réserve et pour quel succès …
La tête encore dans les nuages, Shi Ming s’est décidée. Si elle pourra continuer de pratiquer la médecine des années durant, la perspective de gagner une ceinture d’or de l’UFC ne se représentera pas, elle a déjà trente ans. Au Nouvel An, elle annoncera son choix à ses parents. 有蛇(捨)有得 (yǒu shé (shě) yǒu dé), “Si tu abandonnes quelque chose, tu gagneras autre chose en retour ». Comme le serpent qui mue pour un épiderme neuf et mieux adapté à sa croissance, il est temps qu’elle saisisse ces nouvelles opportunités et grandisse selon ses rêves et non ceux de sa famille. La nouvelle année n’est-elle pas placée sous le signe du serpent ?
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.












1 Commentaire
severy
11 mars 2025 à 03:33Bon récit.