Comment donc ces jumeaux avaient-ils imaginé un élevage aussi folklorique, abandonnant la riziculture de leurs ancêtres ? La réponse tient en deux mots : la faim, hantise traditionnelle. Durant la Révolution Culturelle, sur leurs lopins de terre de sorgho et légumes, leurs parents obtenaient des récoltes faméliques, incapables de nourrir la famille. Souvent, il ne restait rien à vendre au marché…
A part chardons et orties, la plante qui foisonnait sur leurs collines subtropicales, était un haut bambou vert incandescent. Liu avait remarqué que les ragondins en raffolaient, bêtes grosses comme des chats, appelées localement « rats de bambou ». On pouvait même les apprivoiser. Liu, le plus éveillé des frères, avait inventé son élevage, des cages sans plafond, profondes pour empêcher leur fuite, et un régime de gavage accélérant leur croissance, à base de bambou refendu. Une fois la ferme lancée, les jumeaux s’étaient mis à la promotion sur internet : grâce à leur bagout et leur verve, ils parvenaient à livrer aux quatre coins du pays.
En connaisseurs intuitifs des désirs du public, nos jumeaux savaient que reproduire toujours le même scénario risquait de tuer le scénario. Aussi alternaient-ils les scènes : au lieu de ne s’en prendre qu’à leurs ragondins d’élevage, ils prenaient tantôt une grosse poule pour la présenter vive devant l’objectif, puis la convertir en ragoût, tantôt un porcelet pour le faire couiner, puis le faire rôtir à la broche.
Avant l’abattage, Liu au micro, pérorait, abusant de tout prétexte bidon : il fallait soigner le rhume du cochon, ou donner au canard l’occasion d’aller voir ses ancêtres. Le raton lui, devait apprendre « une bonne fois pour toute » à éviter la promiscuité avec les couteaux – puisqu’en culture chinoise, le rat qui engraisse, comme le cochon, « tremble en voyant s’approcher le couteau du boucher ».
Toujours en quête d’imprévu, Liu et Hu inventaient sans cesse de nouvelles marinades pour leur rendez-vous mi-assassin, mi-gastronomique. Une fois dépecé, le rat était mariné, bouilli, poêlé, embroché, accompagné d’une préparation à l’arachide ou à l’ail, à la sauce soja avant d’être englouti, tantôt à pleines mains, tantôt aux baguettes, sous les bruits de pourlèche « off » du dégustateur.
La société protectrice des animaux, et le respect de la vie des animaux comme pour celle des humains, n’ont pas encore trop cours en Chine. Aussi le spectacle peu ragoûtant des « sublimes jumeaux paysans » (华农兄弟) fait un tabac. Au 10 décembre, ils avaient été visionnés plus de 150 millions de fois, et leurs commandes en « rat du bambou » affluaient, au point d’inspirer des centaines de fermiers à recopier leur succès sans vergogne.
Sauf le fils du maire de Yeshancun, le village d’à côté : moins doué, il subit d’abord une plainte pour viande avariée, puis une épizootie tomba sur son cheptel, contraignant l’éleveur maladroit à la faillite.
Jaloux, il a été dénoncer Liu et Hu auprès de son père. Ce dernier a été répété l’affaire à son chef de police, lui conseillant d’un ton badin d’aller voir du côté des frères un peu trop arrogants. Ceux-ci étant de Moshang, dans un autre canton, ils ne risquaient pas d’avoir de protecteur à Yeshancun – le policier n’avait donc pas à craindre de retour de bâton. Au contraire, il avait tout à gagner en faisant fermer un élevage contraire aux lois. S’appuyant sur le règlement de fermeture de toute unité de production alimentaire infestée de vermines, il prépara la descente policière. La chance de Liu et de Hu, est qu’ils avaient à Yeshancun un client, de la mairie, qui discrètement, les prévint. Ainsi, à la nuit tombante, les frères s’en allèrent appeler des copains qui vinrent donner un coup de main, toute la nuit. De la sorte, quand déboula le commissaire avec ses hommes à l’aube, une surprise les attendait.
Inspectant la première rangée de cages, puis la seconde, puis la cinquième, le policier poussa un juron. Dans chaque cubicule, au lieu d’un ragondin, se trouvait un autre animal à longues oreilles et fourrure blanche : un lapin ! « Mais, a-t-il protesté furieusement, vous élevez bien des rats »… « Mais non », protesta respectueusement Liu, sans l’ombre d’un sourire, « nous avons laissé tomber l’année passée—ça payait plus »… Après deux heures de fouille vaine, les pandores durent abandonner les lieux, sans soupçonner qu’ils étaient tombés dans une « souricière ». En langue chinoise, ils s’étaient « enroulés dans leur propre cocon » (作茧自缚, zuòjiǎn zìfù).
A peine la voiture disparue au tournant de la colline, un coup de smartphone fit revenir le camion en planque, ployant sous les cages. Une fois les lapins rechargés à bord du véhicule et les ratons retournés à leur domicile, le camion put repartir avec son chargement d’élevage qui avait prêté quelques heures. Liu et Hu eux, pouvaient se remettre à leur commerce—avec la ferme intention de rester discrets sur ce petit exploit. En fin de compte, mis à part le ton incorrect des épisodes hebdomadaires des jumeaux (la transgression des conventions bien pensantes, de la morale hypocrite universelle), on peut soupçonner une dernière raison au succès de leur émission. En effet, leur thème général, la consommation de petits animaux, ne peut pas sérieusement être censuré : les services de surveillance de l’internet ne trouvent pas de motif sérieux pour interdire des nouvelles sur les rats de bambou. Mais justement, dans un pays qui cisaille tant de messages sur internet, une telle tolérance donne à ces petits sketchs une valeur particulière : ils deviennent, parmi d’autres, le sel et le poivre de cette société !
1 Commentaire
severy
26 janvier 2019 à 18:33À quand le yaourt ragondin ou porcin « avec des vrais morceaux » de viande? Voilà une idée susceptible d’appâter les palais avides de créations comestibles des foules enfaminées des Célestes illuminés par l’irrésistible attrait de nouvelles agapes.