
Les années avaient passé. Huaiyuan avait dû abandonner ses études pour se trouver un travail et aider financièrement ses parents. La santé du père continuait de décliner. Quelques jours avant de mourir, il avait fait venir Cai Lin pour lui recommander encore une fois de ne rien révéler à leur fils de ses origines et elle avait obéi, intérieurement déchirée. Mais, l’épisode avec son petit-fils trois ans plus tard l’avait soudain convaincue du contraire. Quand son fils et sa belle-fille étaient venus passer quelques jours chez elle à la fin du mois de juillet, avant de ramener leur enfant, elle avait pris son courage à deux mains et avait ouvert son cœur, pleine de remords et d’inquiétude. Elle avait dit ce qu’elle savait, le cousin directeur de la clinique, l’accouchement qui s’était mal passé, la mère arrivée seule qui était morte, la décision du cousin de leur confier le bébé.
Son fils n’avait pas bronché. Il était resté calme mais, à peine rentré chez lui, s’était mis en quête de sa famille biologique. Les fichiers ADN de la police constituaient une mine d’or, restait à s’armer de patience. Huaiyuan parlait peu, très occupé par son travail, bien conscient de l’infime chance de succès de sa requête. Au bout de plusieurs mois, l’ADN avait fini par parler… pour mettre au jour d’autres mensonges. Qu’avait-elle dit à son petit-fils en le réprimandant : le mensonge peut grossir en se transmettant de bouche en bouche ? Dans cette affaire, la vérité s’était bien perdue d’une personne à une autre, pour finir par éclater là, dans la stupeur générale.
Le couple du Zhejiang a répondu, bouleversé, au message de Huaiyuan et ont expliqué leur version des faits. Après la naissance de leur premier fils, trente-quatre ans plus tôt, né par césarienne, la femme était retombée enceinte très vite après, trop vite. Au bout de six mois de grossesse, la cicatrice de la césarienne, mal refermée, s’était ouverte de nouveau et ils avaient foncé à la clinique. Leur deuxième fils, Huaiyuan donc, était né grand prématuré. Les parents avaient juste eu le temps de l’apercevoir avant que les médecins ne l’emportent pour le mettre en couveuse. Le lendemain, on leur avait annoncé sa mort pendant la nuit. Depuis trente-trois ans, chaque 25 septembre, jour de sa naissance, le couple pensait à leur fils parti trop tôt, ce même fils qui avait survécu et vécu à 400 kilomètres de là, sans jamais connaître sa vraie date de naissance.
Que s’était-il donc passé ? L’implication du directeur de la clinique, le cousin du mari de Cai Lin, ne faisait aucun doute, ainsi que celle d’un médecin certainement. C’est eux qui avaient annoncé aux parents le décès de leur nourrisson. Ils avaient ensuite maintenu le bébé en couveuse plusieurs semaines et puis, un matin, il n’était plus à sa place. La vérité vraie, personne ne la saurait jamais car le directeur, le médecin et le mari de Cai Lin avaient emporté leurs secrets dans l’au-delà. Et cela ronge Cai Lin. Son mari savait-il cela ?
Tout à leur joie, la famille biologique de Zhang Huaiyuan n’a pas voulu perdre plus de temps dans des procédures et des enquêtes. Le fils qu’il croyait mort leur tombait du ciel, en bonne santé, travailleur et intelligent, marié et père d’un garçon, que demander de plus ! Lors d’une grande fête dans leur maison du Zhejiang, ils ont offert à Huaiyuan la carte bleue d’un compte crédité d’1,2 million de yuans, l’équivalent de 157 000 euros, une fortune pour un gars simple comme lui. Huaiyuan ressemble à sa mère biologique dans les traits du visage, à son père pour ses compétences en affaires, des compétences qui n’avaient pas attendu les sous paternels pour se manifester.
Bouleversée par toutes ces révélations, incapable d’imaginer son mari au courant d’une telle combine, honteuse de ne pas avoir posé plus de questions quand il était encore temps d’agir, d’avoir laissé ses doutes en suspens (bù liǎoliǎo zhī, 不了了之), Cai Lin s’est repliée dans le silence de sa petite maison. À quatre-vingts ans passés, elle attendrait la mort, aussi sereinement que possible. Si son fils refusait de la croire, de la revoir, elle ne lui en voudrait pas. Au moins lui avait-elle assuré sans le savoir une sécurité financière dont elle-même n’aurait jamais rêvé, et elle n’avait plus à rougir devant son petit-fils, elle n’avait pas dissimulé ce qu’elle savait.
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.
Sommaire N° 39-40 (2024)