« Ce n’est pas le mutisme qui devrait caractériser une société ouverte ». Ces mots ne sont pas ceux d’un dissident en exil ou d’un avocat des droits humains, mais ceux de Hu Xijin (胡锡进), l’ancien rédacteur en chef du Global Times (环球时报), quotidien anglophone nationaliste rattaché au Quotidien du peuple.
À ses 25 millions d’abonnés sur Weibo, l’ex-propagandiste a confié le 13 octobre que « beaucoup de gens se montrent de plus en plus prudents quand il s’agit de s’exprimer sur les réseaux sociaux, voire ont complètement cessé de publier ». « Auparavant, les célébrités avaient l’habitude de partager des éléments de leur quotidien. Aujourd’hui, elles ne republient plus que des communiqués officiels », explique-t-il. Même retenue chez les professeurs d’université et les cadres du secteur privé, la plupart préférant garder le silence en ligne. « La société est devenue aussi déserte qu’un champ après la récolte d’automne », déplore-t-il.
Hu a décrit une atmosphère de peur et de conformisme : les professeurs, qualifiés de « groupe sensible », évitent toute controverse tandis que les entreprises privées licencient des employés pour leurs propos en ligne. « Le risque de s’exprimer publiquement est devenu bien plus élevé », constate-t-il. L’autocensure n’est plus seulement le reflet de la peur du châtiment, mais le réflexe d’une société où la prudence est devenue une condition sine qua non de la survie dans l’espace public.
S’il n’ose pas publiquement blâmer la censure, encore moins le Parti, il explique ce silence par « une baisse de tolérance de la société ». Raison pour laquelle, il prêche dans un autre post publié sur WeChat quelques jours plus tôt pour « davantage de tolérance et de liberté dans le cadre de l’ordre constitutionnel placé sous la direction du Parti ».
Cette prise de position, quoique prudente, a de quoi étonner lorsqu’on sait que Hu Xijin incarnait jusqu’à hier la figure de proue d’un patriotisme offensif. Diplômé de l’Université des langues étrangères de Pékin, il débute sa carrière au Quotidien du peuple, organe central du Parti communiste. Au tournant des années 1990, il est envoyé couvrir des conflits internationaux, notamment en Yougoslavie et en Irak. Ces expériences, qu’il a souvent racontées, marquent une rupture dans son itinéraire intellectuel. Il en retire la conviction que le chaos politique, plus encore que la tyrannie, est le plus grand danger pour une nation. Lui qui, jeune reporter, avait sympathisé avec les étudiants du mouvement de Tiananmen en 1989, se détourne alors des idéaux libéraux.
C’est ce virage qui le conduit à devenir, en 2005, rédacteur en chef du Global Times, la version anglaise puis chinoise du tabloïd rattaché au Quotidien du peuple. Sous sa houlette, le journal se transforme en organe ultra-nationaliste, tonitruant, volontiers provocateur. Hu Xijin y pratique un patriotisme de confrontation : il dénonce « l’impérialisme américain », justifie la politique de « rééducation » des Ouïgours, défend la diplomatie agressive des « loups combattants ». Il incarne alors une Chine sûre d’elle-même, fière de sa puissance et convaincue de la décadence occidentale.
Depuis sa retraite, le ton de Hu a légèrement changé. À mesure que la censure se resserre, Hu semble découvrir les limites de l’espace qu’il pensait maîtriser. En 2021, il admettait que le métier de journaliste devenait « de plus en plus difficile ». En 2024, un commentaire jugé trop audacieux sur le rôle du secteur privé lui vaut trois mois de mise au silence par les censeurs.
Une expérience qui a sûrement contribué à faire évoluer sa position, tout comme la récente campagne de contrôle idéologique qui frappe ceux qui expriment le moindre « pessimisme économique ». Des influenceurs ont été suspendus, comme Hu Chenfeng, qui opposait les « gens iPhone » (les mieux lotis) aux « gens Android » (les moins bien lotis) pour évoquer les inégalités sociales. Le professeur Zhang Xuefeng, suivi par des millions d’étudiants, a disparu de l’Internet chinois après avoir critiqué les mécanismes d’admission universitaire.
Un an plus tôt, à l’automne 2024, c’était au tour des économistes d’être rappelés à l’ordre par les autorités qui leur ont explicitement interdit de « diffuser des évaluations pessimistes » sur la situation économique du pays, fermant un peu plus l’un des rares espaces de débat public encore tolérés sous Xi Jinping.
Pour Hu Xijin, « davantage de liberté d’expression en Chine, associé à une puissance nationale croissante, viendrait crever ce qu’il reste d’arrogance occidentale, compléterait la capacité de séduction de la Chine et générerait en retour davantage de confiance dans la société ». Chassez le naturel, il revient au galop.
Il n’empêche, le fait que l’un des thurifères les plus célèbres du régime appelle à davantage de tolérance, est loin d’être anodin. Il révèle une fissure dans la façade d’unanimité que le pouvoir s’efforce de présenter. Même les plus ardents défenseurs du régime s’inquiètent désormais du coût du silence : l’appauvrissement du débat, et avec lui, celui de la pensée.












Sommaire N° 35 (2025)