Petit Peuple : Mongolie Intérieure – Yi Jiefang, des arbres en mémoire du fils

Mongolie Intérieure – Yi Jiefang, des arbres en mémoire du fils

Le chirurgien avait laissé passer un silence avant de continuer :

« Vous rendez-vous compte que votre colonne vertébrale et votre cou tiennent aujourd’hui ensemble grâce aux deux tiges en métal et six vis que nous avons réussi à vous implanter au cours d’une opération dont je vous rappelle les risques ? »

Yi Jiefang, femme d’une soixantaine d’années aux cheveux courts et au regard décidé, opinait de la tête, sans quitter des yeux l’homme en blouse blanche en face d’elle.

« Planter des arbres, c’est fini, vous m’entendez ? Vous êtes désormais trop faible pour résister au vent (弱不禁风, ruò bù jīn fēng) ! Un dicton plutôt bien choisi, vous ne trouvez pas ? Je ne plaisante pas, continua-t-il sans laisser à Yi Jiefang la possibilité de répondre, la fragilité de votre état de santé doit vous pousser à repenser votre mode de vie et à vous ménager. »

Yi Jiefang avait fermé les yeux, le temps de voir le visage de son fils s’imprimer sur ses paupières puis avait simplement répondu :

« Je comprends bien docteur mais dites-moi, peut-on s’arrêter d’être mère? Vous qui aimez les dictons, il en est un qui ne me quitte pas : 封沙育林 (fēng shā yù lín, planter des arbres afin de stabiliser le sable). Il épouse presque mot pour mot ce que mon fils m’a dit quelques jours avant sa mort : « Maman, à ta retraite, tu devrais aller en Mongolie intérieure et planter des arbres ». Il s’inquiétait de voir toutes ces tempêtes de sable balayer les régions du nord-est. Je continuerai donc, avec deux tiges et six vis, tant que ma vieille carcasse me portera. »

En sortant de l’hôpital, Yi Jiefang avait dû s’asseoir sur un banc, assaillie par les souvenirs. Le 22 mai 2000, au Japon depuis de nombreuses années avec sa famille, elle apprenait que son fils unique s’était fait renverser à moto. Il décèdera à l’hôpital deux semaines pile après lui avoir fait cette curieuse tirade sur les arbres à planter en Mongolie Intérieure. Ces mots ont hanté Yi Jiefang : était-ce une façon d’honorer la mémoire de son fils que d’exaucer son vœu ?

Deux ans plus tard, son mari et elle démissionnaient de leurs emplois respectifs et quittaient le Japon pour retourner vivre en Chine. Yi Jiefang irait planter des arbres, elle la citadine originaire de Shanghai, la cinquantaine bien entamée, sans connaissances aucune sur le sujet ! Toutes les économies du couple ont disparu en billets de train, frais d’hôtels, en matériel et en arbustes. Yi Jiefang a multiplié les voyages ferroviaires entre Shanghai et Tongliao, la ville-préfecture de la région autonome de Mongolie-Intérieure, un trajet exténuant de plus de trente heures. Pour dormir, elle dépliait du papier-journal sous le siège et s’allongeait sur le sol.

La première fois, elle a découvert l’immensité du désert, le sable qui s’immisce partout jusqu’à recouvrir les draps de sa chambre d’hôtel à la fin de la journée. Tous les jours, il fallait lutter contre le vent et le sable, contre la méfiance des autorités locales devant une citadine qui semblait avoir perdu la tête. Son premier arbre, elle l’a planté dans la bannière de Hure, au sud de la région autonome de Mongolie-Intérieure. Il est arraché par le vent le jour suivant puis enterré sous une tempête de sable. Les mots de son fils répétés comme un mantra, Yi Jiefang a persévéré, faisant fi d’un dos de plus en plus fragile. Las, sa colonne vertébrale finit par se fracturer et les opérations se sont enchaînées, neuf au total sans entamer l’engagement de Yi Jiefang, à l’image des arbres plantés qui poussaient en résistant jour après jour au vent et au sable.

Quelques années après cette dernière opération, vingt-deux ans après la mort de son fils, Yi Jiefang se promène dans une parcelle plantée il y a déjà dix ans. Comme elle, ces jeunes arbres ont traversé des épreuves qui auraient dû les mettre à terre. La vieille dame enlace les troncs, caresse l’écorce, leur chuchote qu’ils sont aujourd’hui 10 millions, peupliers, pins, oliviers de Bohême, saxaouls de Mongolie, à pousser dans les régions qui bordent le désert de Gobi, à reforester l’équivalent de 63 495 terrains de basketball, et ce grâce à près de 50 000 bénévoles venus du monde entier, emballés par le projet d’une mère déterminée à faire vivre la mémoire de son fils. Les yeux fermés, les mains à plat sur l’écorce, Yi Jiefang écoute le murmure des feuilles au-dessus de sa tête, elle y retrouve le rire de son fils, caché dans le vert des frondaisons, à jamais vivant. Et cela n’a pas de prix.

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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