Petit Peuple : Xichuan (Henan) – Vie et renaissance de Han Shimei (2ème partie)

Xichuan (Henan) – Vie et renaissance de Han Shimei (2ème partie)

A Xichuan (Henan), Han Shimei, fille de la campagne, a été mal mariée par des parents indignes. Elle a tout raté, et jamais eu de chance donc, jusqu’à ce jour où…

Ce qui sauva Han Shimei, fut son smartphone. Jusqu’à l’an 2019, elle n’avait jamais eu que le portable le plus basique, de ceux qui ne servent à rien de plus qu’à passer un coup de fil. Mais en cette année 2020 à 49 ans, la mère de famille libérée de son aîné (qui volait enfin de ses propres ailes) avait pu satisfaire un vieux rêve, s’octroyer un téléphone relié à l’internet. Oh, pas grand-chose, rien qu’une de ces machines à tout petit écran, à coque un peu griffée dès l’achat (un modèle d’exposition) à mémoire antédiluvienne, de ceux qu’on trouve en Chine dans les villes de 4ème niveau pour à peine plus de 100 yuans.

Mais tel quel, l’appareil avait fait le job au-delà des espoirs les plus fous. Shimei avait vu soudain s’ouvrir à elle des centaines d’applications étranges et merveilleuses, dont elle voyait depuis des années profiter les gens autour d’elle, de ces petites icônes qu’on pouvait cliquer et qui lui donnaient un truc utile, un service, parmi la liste sans fin des petits conforts du monde virtuel. Dans sa cambuse à l’usine, avant de préparer le déjeuner des contremaîtres, elle pouvait consulter les meilleurs prix des légumes sur tel ou tel marché, ou s’enquérir de nouvelles recettes pour rafraîchir son menu. Elle pouvait savoir le temps qu’il ferait demain, ou retrouver l’adresse de tel ami. Surtout, elle avait accès aux réseaux sociaux : elle pouvait lire et entendre les aventures de tas d’inconnus, suivant la trace tangible de l’infinie diversité de leurs destins. Elle pouvait sourire d’aise en découvrant leur chance, ou compatir sur leurs malheurs. Au final, cette toile de fond humain lui faisait deviner qu’elle aussi existait. Les choses qui lui arrivaient, comparées à celles qui arrivaient aux autres, en étaient la preuve. Elle-même n’était pas moins réelle que les autres ! En en prenant conscience, elle avait soudain le sentiment qu’à ce moment, sa vie démarrait pour de vrai.

Bientôt, son fils lui installa le portail Kuaishou, « Main-rapide », un portail d’histoires créées par tout le monde, un site très populaire en milieu rural.  La nuit dans la maison, quand tous dormaient, elle pouvait pendant plusieurs heures visionner des dizaines de ces sketches de quelques secondes ou quelques minutes. Pour chaque clip visionné, Kuaishou promettait une à vingt « sapèques d’or », et jusqu’à cent si l’auditeur cliquait sur l’auteur pour le « suivre ». 10.000 sapèques dans votre escarcelle vous faisaient gagner un yuan sonnant et trébuchant : alors, le trésor virtuel rejoignait le monde réel. En un an de surf assidu sur Kuaishou, Shimei gagna ainsi quelques centaines de yuans, mais surtout, elle visionna des milliers de tranches de vie de la Chine profonde, chacune résonnant comme un écho d’elle-même.

Une nuit bien noire, elle tomba sur un poème. Comme un haïku japonais, il était très court et tout simple d’apparence, en sept caractères, mais il la bouleversa par la magie de sa mélodie et de son rythme. Incrédule, elle répéta la formule comme une incantation, d’abord maladroitement, puis avec toujours plus d’assurance gourmande. Cette nuit-là, émerveillée, elle ne ferma plus les yeux, mais récita, récita sans cesse ces mots tout neufs qui coulaient dans sa bouche « avec l’aisance d’un torrent »  (朗朗上口, lǎnglǎng shàng kǒu). Elle qui jusqu’alors se trouvait si souvent traversée de doutes et de pensées morbides, voyait soudain en elle la brume se lever, et des souvenirs d’enfance s’aligner dans sa tête, joyeusement revisités.

Sans rien dire à personne, Shimei se mit à rimer derrière ses casseroles, possédée par cet art qui la hantait. À peine composés, ses poèmes étaient appris par cœur, ou bien notés sur le papier sous sa main sur le moment : au dos d’une enveloppe grasse, ou bien au petit carnet de ses commissions pour la cantine.

Le 18 janvier dans la nuit, Han Shimei osa mettre en onde ses trois premiers poèmes, petits bijoux à cinq caractères. Oh, on n’était pas dans la grande Littérature. C’étaient des clichés ultra-traditionnels, colorés et concrets, de ceux qui se retrouvent en quadrichromie dans tous les calendriers. Mais le style vigoureux apportait joie et énergie pure, et les émotions invoquées s’envolaient avec les images, telle celle de la ferme sur flanc de montagne aux rizières en terrasse, qu’Han Shimei dépeignait « sous des volutes de brume– dans mes rêves, je vois se lever des cactus en fleurs ». Sous son poste, elle ajoutait cet humble commentaire : « quand j’ai composé, j’étais si absorbée par mon plat de ‘hongshaorou’ que j’en ai oublié un vers. Le voilà les amis…»

Contre toute attente, le succès fut sensationnel. En deux heures, des centaines de commentaires apparurent, certains proposant d’autres vers pour compléter, d’autres exigeant de la rencontrer, d’autres de la protéger comme une fleur fragile. « Sœur, disait celui-là, détache-toi de tout ça, tu vas te brûler». En dévorant ces messages, Han sentait la joie et la fierté l’envahir : libérée de sa chrysalide, elle s’était métamorphosée en autrice, les« likes » qui s’amoncelaient en étaient la preuve. C’était toute une communauté qui s’adressait à elle. Au fil des jours, un homme proposa de lui servir de maître en poésie (elle accepta, mais ne comprit rien à ses messages pédants et l’envoya bouler après quelques jours). Un autre lui offrit de l’épouser (elle refusa, prétextant qu’elle avait sa famille à soutenir).  Désormais, avec 1430 « suiveurs » et 1547 auteurs qu’elle suit, elle avait sa nouvelle famille, une famille choisie. Rien ne pouvait plus l’en arracher !

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1 Commentaire
  1. severy

    Ce texte à l’eau de rose qui m’arrache une larme
    Coule là, sur ma joue, tout ruisselant de lave

    Vive le Zola des Gorgones!

    J

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