Art : Rencontre avec Xu Bing, maître du faux-semblant

Rencontre avec Xu Bing, maître du faux-semblant

Originaire de Chongqing, Xu Bing crée comme s’il ne voulait laisser au monde que la trace de ses pensées, comme s’il ne voulait pas alourdir la planète d’encore plus d’objets et d’artefacts, fussent-ils des œuvres d’art. C’est pourquoi l’artiste de 65 ans préfère réutiliser les objets du quotidien, les matériaux les plus simples, les traces numériques déjà produites, pour créer une œuvre originale et universelle, inspirée de son histoire personnelle, ballotée par les soubresauts de son pays…

Interviewer Xu Bing (徐冰), artiste majeur de la post-modernité, est un privilège rare. En l’attendant dans son atelier pékinois, je revois les images émouvantes de son chef-d’œuvre « Dragonfly Eyes » (蜻蜓之眼) projetées sur grand écran. Ce film de 2017 raconte en 81 minutes l’histoire de la jeune Qing Ting, mais pour lequel il n’a tourné aucune scène. Au lieu de cela, il a entrepris une recherche de vidéos disponibles sur internet et de séquences de caméras de vidéosurveillance. Un travail titanesque, achevé aussi grâce au talent de son monteur, Matthieu Laclau, français installé à Taïwan depuis des années, et celui de la scénariste Zhai Yongming.

« Square World »

Autour de moi, de grands panneaux couverts de caractères tracés par Xu Bing, qui excelle par ailleurs dans l’art millénaire de la calligraphie, attirent mon attention. Je ne décèle pas tout de suite ce qui amuse au premier regard toute personne capable de lire le mandarin : ces caractères qui ressemblent à des idéogrammes ne veulent absolument rien dire, car chacun d’entre eux est composé de lettres latines déformées composant un mot anglais. Ce texte écrit dans la langue de Shakespeare, avec des mots ressemblant à des caractères chinois, désarçonne tout autant les tenants des deux cultures, les renvoyant dos à dos à leurs habitudes, leurs certitudes et leurs références culturelles définitivement brouillées.  

« Background stories », Water Village

Non loin de là trône un autre « trompe culture » d’une tout autre nature : un dessin très grand format, qui représente un vaste paysage de nuages, d’arbres et de montagnes, dans la plus pure tradition des dessins à l’encre des grands maîtres du passé. Estompes, dégradés, coups de pinceaux comme autant de témoignages des gestes sûrs de celui qui les traça à la surface du papier. Pourtant, ce n’est pas un dessin : pas d’encre, pas de trait, aucune intervention graphique. Le mystère se révèle dès que je passe derrière l’œuvre qui livre un amoncellement de papiers découpés, de bouts de ficelle et de petits morceaux de bois. Tout un bric-à-brac de récupération qui, assemblé de manière précise, projette une image sur la feuille qui est en fait un vaste écran translucide. C’est une source de lumière placée derrière l’œuvre qui, en projetant les ombres de ces rebuts, les transforme de l’autre côté de l’écran en un magnifique paysage subtil et nuancé.

Dans une salle contiguë, une dizaine de petites mains s’activent autour d’une œuvre en cours de réalisation : un vaste tableau constitué d’étiquettes cousues à l’intérieur de nos vêtements. Xu Bing les a collectionnées afin de les rassembler en une vaste fresque, où chaque étiquette joue le rôle d’un pixel, trouvant sa place en fonction de sa couleur pour donner corps à l’esquisse dessinée par l’artiste. Conforme à sa ligne qui consiste à n’utiliser que des matériaux modestes, anonymes, ces centaines d’étiquettes appartiennent à des marques de vêtements inconnues : My Mo, Miracle ou Mirror…

« Book From the Ground »

La longue discussion qui suit avec le maître permet de mieux saisir ses intentions. A l’évidence ses intuitions, son jeu avec les techniques qu’il explore, ses combinaisons d’univers, prévalent. Pour Xu Bing, « le monde est devenu un immense studio de cinéma ». Un constat qu’il applique à son film « Dragonfly Eyes », qui est le produit d’une époque, celle de l’abondance infinie de vidéos sur le net, mais aussi des limites techniques de l’année de sa création. Aujourd’hui, l’artiste n’envisage pas un second opus selon les mêmes procédés. En revanche, il travaille sur un nouveau projet de film, se basant uniquement sur une phrase qu’il a écrite. À partir de là, une équipe du MIT aux Etats-Unis (où l’artiste a vécu 17 ans) utilise les ressources de l’intelligence artificielle pour dérouler un récit à partir de vidéos toujours repérées sur le web. Dès lors, des centaines de scénarios sont envisageables… « Un défi passionnant », commente l’artiste.

« Book From the Ground »

Mais il ne faut pas s’y méprendre : ce sont avant tout les idées qui intéressent Xu Bing, les procédés techniques étant uniquement au service de sa vision artistique. C’est alors que l’artiste se saisit de son smartphone pour me montrer quelques pages de « Book from the Ground ». Créé en 2003, ce livre est entièrement écrit en symboles de traitement de texte. Ainsi, l’histoire sera comprise par tous, quelle que soit sa langue ! Jusqu’à ce jour, cette œuvre continue d’évoluer. En parallèle, il a compilé un dictionnaire permettant à chacun de traduire un texte en anglais ou en chinois, en cette nouvelle écriture faite de symboles universels. Comme un retour aux prémices de l’écriture d’avant les caractères chinois ou les hiéroglyphes, lorsque les mots étaient des images parlant à chacun… 

Finalement, quel regard porte l’artiste sur notre monde écartelé entre tradition et postmodernité, entre artisanat et technologies de pointe, entre la Chine et les Etats-Unis ? D’après lui, rien ne sert de se battre pour essayer d’arrêter des torrents plus forts que soi. Il se rappelle le temps de la révolution culturelle, à laquelle il était impossible de s’opposer… « La technologie est à la fois pleine de possibilités et porteuse d’inquiétudes », explique Xu Bing, « mais au final, elle sera ce que nous en ferons ».

Par Jean Dominique SEVAL

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