Petit Peuple : Shanghai – embrouille et bidouille

Rapportée par un fidèle lecteur, cette histoire authentique nous apprend que les firmes de ce pays recourent toujours, en cas de besoin, à des stratégies directement tirées de la tradition antique (qu’on me pardonne, pour la confidentialité, d’employer des pseudonymes).

Au tournant du siècle, l’industriel Hong, pharmacien réputé partagea son empire entre ses fils : au puîné Zhizheng l’usine de Pékin, à l’aîné Jiyou celle de Shanghai avec son centre de R&D. Chacune cultivait une même plante et en extrayait le même principe anti-cancéreux, base d’une gamme de produits très prisés en cette Chine toujours plus soucieuse de sa santé, à mesure qu’elle s’enrichit.

Pour les héritiers et leurs usines, tout alla au mieux jusqu’au jour où le bureau national des médicaments (où M. Hong avait ses vieux amis) avertit le clan que Viag, leader mondial du même remède venait de déposer sa demande d’entrée sur le marché chinois. Le coup était rude: ce groupe de Chicago disposait de moyens 100 fois supérieurs. Face à lui, Hong ne faisait le poids ni en en efficacité, ni en présentation. Or depuis l’entrée à l’Organisation mondiale du commerce, le bureau des licences ne pouvait plus barrer Viag. Tout au plus, retarder d’un à 2 ans l’inévitable, suite à quoi le groupe familial tomberait sous la puissance de feu de cette concurrence imbattable…

15 jours plus tard, un journal local publia sur les Hong une news sensationnelle : lors d’une affaire imprudente, Jiyou-aurait perdu beaucoup d’argent et en aurait fait perdre à Zhizheng, allumant la zizanie entre frères. Le père avait fait justice en transférant chez le cadet le saint des saints du groupe, son laboratoire, ne laissant à l’aîné que son réseau de vente…

Les Chicago Boys eurent tôt fait de flairer l’aubaine. Peu de semaines après, accompagné de son avocat, le Président de Viag-China se présentait chez Jiyou pour lui proposer le deal de sa vie: une joint-venture de distribution des produits du groupe américain. En jargon d’affaires, c’était du «win-win». Viag profiterait de sa familiarité avec les arcanes de ce marché. Jiyou allait pouvoir s’arracher à sa mauvaise pente…

Furibond, ce dernier accepta tout de suite. Se lier à Viag lui permettrait de démentir les pronostics de faillite du père, mais surtout de tailler des croupières à son traître de frère: ce serait là mêler l’utile à l’agréable !

L’affaire fut signée, au profit immédiat de tous. Quelques mois après, Viag délocalisa l’essentiel de ses usines au Delta du Yangtzé et réduisit ses coûts par une main d’oeuvre, une matière 1ère moins chère, des impôts et des coûts en électricité limés par les guangxi (pistons) du précieux allié. Puis il fit faire le grand saut transpacifique à son centre de R&D: pour le même prix, il put quintupler ses chercheurs et projets de médicaments inédits, assurant ainsi sa mainmise sur l’avenir…

Durant trois ans, Viag vola sur ce genre de nuages roses. En 2005, il avait décuplé ses ventes, chinoises, US, mondiales, tandis que 90% de la production était passée au paradis industriel du delta du Yangtzé. Et puis soudain sans prévenir, tout bascula, brutal et incontrôlé. Alléguant de divers prétextes, chimistes et médecins se mirent à démissionner l’un après l’autre, sans qu’aucun argument ne parvienne à inverser le train. Face à l’hécatombe, les patrons multiplièrent vers l’extérieur des offres d’embauche toujours plus alléchantes. Mais pour la 1ère (et dernière) fois dans l’histoire du groupe, elles se heurtèrent à un mur d’indifférence: comme si tous les pharmaciens et laborantins du pays s’étaient volatilisés, ou donnés le mot… De la sorte, l’inconcevable se produisit. En quelques semaines, la méga-usine fut paralysée, incapable d’honorer ses commandes. Mystérieusement bien informée, la presse moulina cette mauvaise passe, laminant le cours en bourse de Viag, entraîné toujours plus profond dans la faillite. Acculée par ses créanciers, la firme aux abois accepta peu après, pour une bouchée de pain, l’offre de reprise d’un cabinet d’affaires singapourien : tout, pour éviter le dépôt de bilan…

Il faudrait encore attendre quelques mois, pour qu’apparaisse enfin le coup de Jarnac. Car toute l’histoire, on l’aura compris, n’était qu’embrouille et bidouille. La fâcherie n’avait été qu’un leurre. Le cabinet singapourien n’était que l’homme de paille de Zhizheng. Ensemble, l’un depuis Shanghai, l’autre depuis Chicago, les frères tenaient désormais les rênes du 1er groupe mondial, urbi et orbi.

Pour éviter de mourir, comme cela aurait du venir s’ils avaient laissé faire la nature, et pour surprendre un adversaire très supérieur en nombre, ils avaient inventé avec leur père cette adaptation moderne du n°19 (釜底抽薪, fú dí choǔ xǐn) du fameux livre antique des 36 Stratagèmes: « retirer les braises de dessous le chaudron »… à décoction !

 

 

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