A lire, à voir, à écouter : « Quand la Chine parle » : Le Céleste Empire dévoilé par ses mots

« Quand la Chine parle » : Le Céleste Empire dévoilé par ses mots

La Chine, face à l’Occident, demeure un mystère palpable et fascinant. Sa langue, avec son support écrit impénétrable, semble garder jalousement le rythme et l’âme de ce monde vibrant. Pourtant, qui prend le temps de s’approcher de ce peuple découvre que sous la surface énigmatique, l’humain y est universel : rires, colères, rêves et passions résonnent avec une logique immuable, celle de l’expérience partagée de l’existence.

Deux sinologues, Gilles Guilheux et Lu Shi, ont entrepris de rendre accessible ce mystère en capturant l’esprit de la Chine contemporaine à travers ses expressions populaires, nées des deux dernières décennies. Dans ces néologismes, on lit à la fois la mutation prodigieuse d’une société, les aspirations de ses habitants et les contraintes imposées par un régime qui contrôle chaque espace d’expression publique et virtuelle. L’internet chinois est un pétrin, la parole du peuple la pâte à pain, et la censure, le levain qui façonne cette pâte avec patience et autorité.

Face à cette muraille invisible, les internautes déploient une créativité déconcertante pour contourner les interdits, et naissent ainsi des expressions qui condensent l’âme de la Chine moderne. « Quand la Chine parle », œuvre collective de Gilles Guilheux, Lu Shi et 14 jeunes chercheurs, rassemble 34 de ces néologismes et décrypte autant d’évolutions et de manières de vivre des temps chinois présents.

  • Pèisòng xiǎogē (配送小哥) évoque « Les petits grands frères de la livraison » qui sillonnent les villes à longueur de journée, livrant repas et colis commandés sur Taobao. En 2020, ils étaient 84 millions, représentant 10 % de la population active. Souvent jeunes (31 ans en moyenne), originaires de la campagne, travaillant sous la bannière notamment d’Ele.me ou Meituan, ils traversent les artères sur des scooters électriques ou fourgonnettes. Leur vie est une course contre le temps, avec des revenus souvent insuffisants pour vivre dignement. Ils sont le nouveau prolétariat de l’Empire du Milieu, invisibles, exploités et sans droits.
  • Tǎngpíng (躺平), « rester couché » qualifie chez les jeunes adultes la résistance passive contre un ordre social qui les désespère. Les jeunes diplômés, voyant leurs rêves d’emplois qualifiés étouffés par des conditions impossibles, choisissent de se retirer : vivre chez leurs parents, consommer moins, refuser de se marier ou d’avoir des enfants. Tangping n’est pas simplement un état d’esprit, c’est un miroir de la pression sociale et économique d’une jeunesse qui refuse de se plier aux injonctions d’un système qui promet beaucoup mais offre peu.
  • Fǎnxiāng qīngnián (返乡青年) – « Les jeunes qui retournent à la campagne » racontent une autre forme de quête. Chaque année, des centaines de milliers d’urbains reviennent à leurs villages natals. Certains sont chômeurs et rentrent vivre dans leur famille, d’autres jeunes professionnels en quête d’une vie plus paisible, voire d’une renaissance spirituelle, ou d’un projet agro-écologique. Ici encore, le régime observe et récupère le mouvement : il voit en ces retours un moyen de vider les villes de contestataires potentiels, réutilisant les idéaux d’un passé maoïste (le grand « retour à la campagne » orchestré par Mao à la révolution culturelle) pour structurer le présent. Mais pour les jeunes, ce retour est une recherche de sens, un espace pour respirer loin de l’idéologie et de la consommation.
  • Sì cài yī tāng (四菜一汤) – « Quatre plats et une soupe » – évoque la discipline alimentaire et morale imposée à ses cadres par le Parti depuis les années 1950. Xi Jinping dénonça en 2012 l’hédonisme des banquets fastueux, tentant de rappeler la sobriété comme une vertu. Mais dans la pratique, la Chine aime célébrer avec excès : les directives sont contournées, et les convives continuent de se délecter de bien plus de plats que prescrits, savourant la subtilité d’une société qui sait mêler idéologie et intérêt personnel.
  • (米兔) – « Riz-Lapin » – est la traduction phonétique du mouvement MeToo. En Chine, le slogan original anglo-saxon aurait été trop offensif, d’ou l’utilisation des caractères « riz et lapin », plus enfantins. Sous ce terme, les jeunes Chinoises dénoncent le harcèlement et les violences domestiques et réclament leurs droits à être entendues et protégées. Les campagnes féministes se déploient avec prudence, cherchant à transformer l’injustice en opportunité de changement progressif. La vigilance du Parti rend la lutte subtile, mais elle n’en est pas moins réelle.
  • Xiǎoxiānròu (小鲜肉) – « Petite viande fraîche » – désigne les jeunes hommes séduisants, habillés avec soin et admirés pour leur beauté. Cette expression traduit la montée du pouvoir féminin dans la société : les femmes deviennent actrices de leur désir, inversant l’hégémonie masculine dans l’espace public. Li Yifeng, chanteur et acteur, incarne ce phénomène : l’homme devient objet de regard, consommable et désiré, signe des mutations sociales et économiques d’une jeunesse urbaine en pleine effervescence.
  • Xínghūn (形婚) – « Mariage coopératif » ouvre une fenêtre discrète sur la vie des personnes LGBT en Chine. Pour beaucoup, le mariage hétérosexuel reste une nécessité sociale, un passage obligé pour préserver l’apparence. Mais certaines lesbiennes et gays ont trouvé l’astuce du mariage coopératif : unir leurs vies à celles d’une personne du sexe opposé tout en préservant leur liberté intime. Ces unions permettent de procréer, de se conformer aux attentes sociales, et d’éviter l’isolement. Plusieurs sites internet permettent de préparer ces unions. En 2023, l’un d’eux comptait près de 470 000 membres, et 56 000 couples « mariés coopératifs ». Le Parti semble tolérer ces arrangements, car s’ingérer trop fortement risquerait de replonger l’homosexualité dans la clandestinité et de relancer des risques sanitaires, notemment de propagation de MST, faute de coopération entre services de santé, police et homosexuels.
  • Shèng et shèngnán (剩女, 剩男) – « Femmes et hommes laissés pour compte » , désigne les femmes non mariées après 27 ans et les hommes après 30 ans, de ce fait victimes d’un mépris social. Pour les hommes, cette situation résulte souvent des choix parentaux anciens, qui ont privilégié les garçons au détriment des filles, créant un déficit structurel de partenaires (on parle d’un déficit de 32 millions de femmes à marier). Pour les femmes, certaines refusent le mariage pour préserver leur indépendance et échapper à un système patriarcal. Dans un pays où le taux de nuptialité chute dramatiquement (9,9/1000 en 2013 à 4,3/1000 en 2024), ces décisions individuelles se heurtent aux attentes de l’État et de la société, qui organisent foires et rassemblements pour « arranger » les unions. Mais ces jeunes femmes, par leurs associations et initiatives, redéfinissent le pouvoir et la liberté de choix, contestant subtilement l’ordre social établi.
  • Zhōngguó dàmā (中国大妈) – « Les grandes dames chinoises » incarnent une liberté retrouvée après des vies de travail et d’obéissance. Ces femmes, souvent retraitées, colorent l’espace public de leur présence joyeuse et affirmée et de leur habillement – très coloré, et soigné. Dans les parcs, elles dansent, chantent, discutent, insouciantes du regard des autres. Cette audace puise ses racines dans la révolution culturelle, qui forgea une insensibilité aux normes sociales, mais elle exprime aussi une victoire personnelle : avoir contribué à la société et mérité le droit d’exister pour soi-même, sans contrainte.
  • Dīduān rénkǒu (低端人口) – « Populations bas de gamme » révèle une facette plus sombre de la modernisation urbaine. Avant les grandes fêtes, la police procède à des « nettoyages sociaux », expulsant les habitants sans permis ou jugés indésirables. Ces populations sont envoyées hors des grandes villes, souvent dans leur province d’origine, parfois temporairement, parfois définitivement. Ces mesures créent une double contradiction : idéologiquement, elles ravivent la lutte des classes; économiquement, elles affaiblissent une main-d’œuvre indispensable. Le contrôle social, parfois associé au système de crédit social, classe la population en « bons » et « mauvais » citoyens, confinant les premiers au centre et les seconds en périphérie, une organisation qui pourrait avoir des conséquences durables encore insoupçonnées.
  • Pèng (碰瓷) – « Casser la porcelaine » illustre la fraude ancienne et subtile qui joue sur la naïveté ou la bienveillance des autres. Un individu se jette volontairement sous une voiture ou simule un accident pour obtenir des compensations financières. Si ces pratiques sont anciennes ( de la fin du XIX siècle, lorsque des vendeurs déposaient des porcelaines de faible qualité au bord de la route, gênant le trafic pour amener les chauffeurs à briser la poterie, suite à quoi le vendeur réclamait une lourde compensation), elles reflètent aujourd’hui le manque d’empathie et la prudence nécessaire dans la société urbaine chinoise. Les mesures récentes, comme la loi du « bon samaritain » de 2017 qui exonère tout sauveteur de responsabilité sur les conséquences de son acte, ou les caméras embarquées dans les véhicules, visent à protéger contre ces arnaques, mais elles soulignent surtout la tension entre solidarité et méfiance dans un système autoritaire.
  • Péidú māma (陪读妈妈) – « Mères accompagnatrices d’études » – traduit une dévotion unique à l’éducation de la part des parents, et principalement des mères. Alors que l’enfant unique représente souvent le seul espoir d’ascension sociale, certaines mères quittent villes et provinces pour suivre leur enfant dans son parcours scolaire, parfois jusqu’à l’étranger. Elles veillent sur lui, l’encadrent, l’aident à étudier et à s’adapter à un environnement parfois hostile. Ce phénomène révèle les inégalités persistantes entre villes et campagnes et illustre la volonté farouche des familles d’assurer l’avenir de leurs enfants. Les efforts de ces mères, héroïques et silencieux, sont une incarnation vivante de la « huoli » (活力) : cette énergie vitale chinoise qui transforme chaque défi en opportunité, chaque obstacle en chance de s’élever.

Ces expressions, de Wanghong à Peidu mama, dessinent un portrait vivant de la Chine contemporaine. Elles racontent une société en mutation, où traditions, modernité, contrôle politique et aspirations individuelles coexistent dans un équilibre fragile et fascinant. Elles révèlent l’âme d’un peuple qui, derrière son écriture et ses symboles mystérieux, vibre, lutte et s’adapte, fidèle à cette logique universelle de l’humain que nous partageons tous. À travers ces mots, la Chine se donne à entendre, non comme un énigmatique lointain, mais comme une mosaïque de vies, d’espoirs et de résistances, vibrante et tangible, prête à se faire comprendre par ceux qui savent écouter.

Par Eric Meyer

Recension du livre « Quand la Chine parle », dirigé par Gilles Guiheux et Lu Shi, Editions Les belles lettres, 2025

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