
La mer de Chine méridionale est depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 le lieu de tensions croissantes qui augmentent petit à petit chaque année à la fois en termes d’intensité et d’étendue.
Ces tensions se sont paradoxalement accélérées depuis 2016, c’est-à-dire depuis que la plus haute juridiction internationale compétente, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, a rendu son jugement sans équivoque déclarant nulles et non avenues toutes les prétentions « historiques » de la Chine à privatiser la mer de Chine du sud pour son seul usage.
Non seulement l’idée de droits « historiques » n’a pas de légitimité au regard du droit international que tous les pays signataires de l’UNCLOS (United Nations Convention of the Laws of the Sea) se sont engagés à respecter, mais, plus encore, étant donné que les « récifs » de la mer de Chine du Sud sont des rochers inhabitables, ils ne donneraient aucun droit à s’accaparer les eaux environnantes, car ils ne sauraient générer à partir de leurs côtes ni leur propre zone territoriale ni leur propre Zone Economique Exclusive (ZEE).
La Chine, sachant que le droit international lui donnait tort, a entrepris de passer outre en le déclarant inféodé aux « intérêts de l’Occident ». Mais les premiers à souffrir de ce non-respect du droit ne sont ni l’Europe ni les Etats-Unis, mais les pays du Sud-Est Asiatique : Philippines, Vietnam, Malaisie, etc.
Pékin sachant avoir perdu la bataille de jure cherche aujourd’hui à gagner la guerre de facto en occupant et modifiant illégalement ces structures rocheuses dans le but de mettre les « petits pays » devant le fait accompli de leur vassalité maritime en dressant toute une batterie de bateaux militaro-civils, les empêchant d’avoir accès à leurs propres ressources énergétiques et halieutiques.
Si les agissements des garde-côtes chinois contre leurs homologues philippins défraient régulièrement la chronique, un autre point de friction entre la Chine et un pays riverain de la Chine méridionale est nettement moins couvert par les médias (européens du moins) : il s’agit de la Malaisie, pays qui défend à la fois une relation d’amitié avec Pékin et une distance géopolitique et culturelle assumée avec l’Occident.
On se rappellera peut-être les mots de l’ancien Premier ministre de Malaisie, Mahathir bin Mohamad, déclarant quelques heures après l’attentat de Nice d’octobre 2020 que « les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour les massacres du passé ». Ce qui avait fait dire à l’ancien ambassadeur d’Australie en France, Brendan Berne, au sujet de l’ancien dirigeant malaisien : « C’est un fanatique sans principes, sauf celui d’attaquer le monde occidental ».
Pourtant, au tribunal des idées, c’est bien la Malaisie qu’il convient de défendre au nom du droit international contre la Chine et son appétit sans limite pour les ressources maritimes naturelles des pays de l’ASEAN.
Dernier témoignage direct de cette insatiabilité chinoise : début septembre, Pékin a exigé de la Malaisie qu’elle « cesse immédiatement toutes ses activités » d’explorations pétrolière et gazière au large des eaux du Sarawak.
La zone en question est connue des Malaisiens sous le nom de « Gugusan Beting Raja Jarum » , mais désignée par la Chine sous les noms de « Nankang Ansha » et « Beikang Ansha ». Elle se situe près des récifs de Luconia, situés au sud-ouest des îles Spratleys sur le plateau continental en face de l’État malais du Sarawak. Précision essentielle : les récifs se trouvent à 100 km de Sarawak et à 2 000 km de la Chine continentale.
Autrement dit, la Chine entend interdire à un pays souverain l’exploration de ses propres réserves maritimes lui appartenant légalement car contenues dans sa ZEE – et ce alors que la zone en question est 20 fois plus éloignée des côtes chinoises que de celles malaises.
Cette demande a été formulée dans une note de protestation envoyée à l’ambassade de Malaisie en Chine dévoilée par le Philippine Daily Inquirer. Le document accuse la Malaisie d’empiéter sur les zones couvertes par la carte chinoise de « la ligne à 10 tirets » et « exhorte » le pays « à respecter véritablement la souveraineté territoriale et les intérêts maritimes de la Chine ».
L’avertissement de Pékin concerne au premier chef la compagnie pétrolière nationale malaisienne Petronas qui opère dans la ZEE de la Malaisie dont les récifs de Luconia font intégralement partie.
Cet avertissement intervient moins de trois mois après qu’Anwar Ibrahim, le nouveau Premier Ministre malaisien, ait décrit la Chine comme un « véritable ami » dans une tentative d’apaiser la position intransigeante de la Chine sur ses revendications territoriales. Tentative qui, on le voit, ne porte pas vraiment ses fruits.
Dans son discours lors de la visite du Premier ministre chinois Li Qiang le 20 juin dernier (cf photo), Anwar déclarait : « Les gens disent que la Malaisie est une économie en croissance et que nous ne devons pas laisser la Chine abuser de ses privilèges et extorquer l’argent du pays. Je m’oppose à cette perspective. Au contraire, nous voulons profiter les uns des autres, nous voulons apprendre les uns des autres et nous voulons tirer profit de cet engagement ». On retrouve là le fameux argument chinois du « gagnant-gagnant » dont on voit aussi qu’il mène le plus souvent à l’échec. En effet, une négociation ne peut être « gagnante-gagnante » que si les deux parties ont autant à perdre et autant à gagner l’une que l’autre et si elles se trouvent sur un plan d’égalité. C’est loin d’être le cas ici : le différentiel de pouvoir économique, démographique, militaire est trop important.
Pour autant, à la différence de ses homologues chinois, le Premier ministre malaisien fait partie d’un régime quasi-démocratique (selon l’Economist Intelligence Unit, la Malaisie est au 59e rang du classement mondial des pays démocratiques, entre la Croatie et la Mongolie) et doit donc répondre de ses paroles et de ses actes.
L’année dernière, Anwar avait provoqué l’indignation après avoir suggéré que son gouvernement était prêt à négocier avec la Chine au sujet de ses revendications territoriales en mer de Chine méridionale : « la Malaisie considère cette zone comme un territoire malaisien, c’est pourquoi Petronas poursuivra ses activités d’exploration dans cette région […] Mais si la Chine estime que c’est son droit, la Malaisie est ouverte aux négociations ». Une déclaration condamnée par l’opposition, en la personne de l’ancien Premier ministre et président du Perikatan Nasional, Muhyiddin Yassin, affirmant que les droits territoriaux de la Malaisie ne sont pas ouverts à la négociation et soulignant que la déclaration du Premier ministre exposait le pays au risque d’une perte de souveraineté nationale. Afin de calmer les débats, le ministère des Affaires étrangères a dû préciser que le commentaire d’Anwar signifiait que la Malaisie souhaitait que les questions liées à la mer de Chine méridionale soient résolues pacifiquement.
Cet épisode montre, dans un cadre démocratique, qu’il ne sera pas facile pour la Chine d’imposer des vues auxquelles certains dirigeants asiatiques peuvent être sensibles pour de multiples raisons, mais auxquelles la population locale, attachée au pays et à la nation comme dans la plupart des Etats décolonisés, est souvent opposée.
Il y a deux jours, une frégate chinoise de type 053H3 (Jiangwei II) a été observée naviguant près de la plateforme de forage NAGA4 de la compagnie Velesto. La Chine « pacifique » va-t-elle aussi déployer sa tactique de guerre hybride contre un pays « ami » pour forcer la Malaisie à « rendre à la Chine » des territoires qui lui appartiennent pleinement au nom du droit international ?
Sommaire N° 28 (2024)