Petit Peuple : Fenjie – Un Robinson dans la canopée

L’été 2009 à Fenjie (Chongqing), Chen Maoguo vit sa maison de 2 étages livrée au pic des démolisseurs, qui préparaient une voie rapide. Pour toute compensation, il recevait 390.000¥, pas même de quoi racheter un terrain équivalent. Comme on ne lui laissait aucun choix, poussé par le désespoir, il se réfugia le 03/08 dans l’eucalyptus qui surplombait ses ruines, sur une plate-forme qu’il se bricola en quelques heures. A une branche, il suspendit la licence de feu son magasin, ses titres de propriété et pour faire bonne mesure, le drapeau national.

Puis commença sa longue routine d’ermite. A l’aube, il s’ébrouait et faisait un peu de gym, attendant Shen Zhenglan, sa compagne : dans son panier noué à une corde, elle plaçait ses vivres du matin -quelques «mantou», petits pains étuvés, une ou deux patates douces, ses trois litres d’eau. Il lui passait le sac étanche de ses besoins, que la fidèle remportait. Certains matins, il lisait ou parlait aux pies. Aux heures chaudes, il dormait. A la fraîche, il bavardait avec les amis venus le soutenir. C’est sans doute cela qui le perdit : un jour, dans le baquet, ils lui passèrent un porte-voix. Chen l’essaya, et sur le champ, comme un enfant, il se mit à faire le reportage en direct de sa vie nouvelle, du jardin secret dans la canopée; ses rêves, ses compagnons ailés, la peur de tomber, la couleur du vent.

Surtout, il dit son combat contre la mairie, qui l’avait grugé. Parfois, il entonnait l’hymne national, l’internationale, des slogans politiques de son enfance. En bas, la foule ravie reprenait en coeur… L’exotisme de sa réclusion volontaire, la justesse de sa cause finirent par attirer les foules. Rong Yile (nom d’emprunt), le secrétaire du Parti qui d’abord, le couvrait de ses sarcasmes, en perdit le rire. Presque chaque matin désormais (quand personne n’était là pour le voir), il se rendait sous l’eucalyptus pour adjurer Chen, le supplier presque d’interrompre son action. Car ce qui arrivait à Chen était le lot de tant d’autres en ce pays. Héritage révolutionnaire, aujourd’hui encore, les communes doivent financer jusqu’à 60% de leurs budgets en « droits du sol » qu’elles confisquent aux petites gens pour revendre aux grands, prétextant un chantier d’utilité publique.

Sans s’en rendre compte mais assurément, «l’homme oiseau» était en passe de devenir un héros local : par bus entiers, de la province et d’au-delà, on venait le voir. Les gars de Fenjie, pendant ce temps, se mettaient à gronder -surtout ceux spoliés et ruinés comme lui. A deux reprises, en septembre et octobre, des manifestations eurent lieu, avec banderoles et piquets, empêchant les camions de chantier de passer. La situation menaçant de virer hors contrôle, Rong le secrétaire, vint négocier le dédommagement porté à 800.000¥. Chen obtint l’impunité pour son action. Méfiant toutefois -connaissant son monde-, il attendit que la somme fut déposée sur son compte, et la promesse verbalement actée devant la foule. Il recula même son atterrissage au jour le plus propice: le 18 novembre, après 108 jours révolus (chiffre sacré dans le bouddhisme), il quittait son arbre sous les hourras, allégé de 15 kg par rapport à trois mois plus tôt.

Puis quelques heures après, reniant la promesse des autorités, la police vint lui passer les menottes et l’emmener pour perturbation de l’ordre public. Flèche du Parthe, le virement bancaire était gelé.

Sept mois après, le procès a eu lieu (28 /06). Verdict non encore publié. En théorie, il encourt de longues années de réclusion pour ce délit proche de la subversion. Mais par cet été d’extrême tension sociale, où l’apparatchik se sent souvent mal aimé, le pouvoir s’en mêle, et gère avec prudence. La Chine entière, et même l’étranger retient son souffle : c’est la parole du Parti-même, que l’imprudent secrétaire a engagée. Signe discret de ces oeufs sur lesquels danse l’appareil, le chef d’inculpation a été mystérieusement changé en «perturbation du trafic», péché déjà bien plus véniel.

Et tout en délibérant sur le sort de son homme-oiseau, le siège du Parti soupire sur l’incommensurable bizarrerie de l’être : « la forêt profonde renferme toutes sortes d’oiseaux » (sēn lín dà le, shénme niǎo dōu yǒu, 森林大了,什么鸟都有)».

 

 

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