Petit Peuple : Chongqing – Hu Guangrong : Un jardin inestimable

Chongqing – Hu Guangrong : Un jardin inestimable

Avec le succès rencontré par le documentaire à un festival dont elle a oublié le nom en juin dernier, Hu Guangrong s’étonne de voir des gens venir à sa rencontre dans les rues de son quartier natal de Shibati, à Chongqing. Il faut dire qu’elle détonne de plus en plus dans ce quartier millénaire, le dernier vieux quartier de Chongqing, soumis depuis 2009 à un plan de réaménagement complet. Il y a quelques années encore, elle se fondait dans le paysage bourdonnant de ce quartier populaire et sa hotte tressée en bambou sur le dos n’attirait pas le regard, il y avait tant à observer autour.

Elle connaissait tous ses voisins par leur nom et eux ne manquaient pas de la saluer. Dans les ruelles étroites aux pavés glissants, ils se côtoyaient tous les jours. Les maisons construites les unes sur les autres, en bambou et terre, ne possédaient ni toilettes ni eau courante. Aujourd’hui, les promoteurs parlent d’insalubrité, autrefois personne ne se posait de question. On partait faire ses besoins dans les toilettes publiques au bout de la rue, et les repas se cuisinaient sur des réchauds installés sur le pas des portes. Les jours de pluie, chacun grimpait sur les toits de tuile pour réparer les fuites avec les moyens du bord tandis que des bandes d’enfants, têtes levées vers le ciel et visages trempés, riaient à s’éclabousser, sous les cris des grands-mères chargées de leur surveillance. La pauvreté jurait partout ailleurs dans cette mégapole tentaculaire mais là, à Shibati, elle trouvait son réconfort et une certaine joie, oui, la joie de vivre ensemble.

Hu Guangrong y est née, et si elle tient toujours son petit hôtel malgré l’âge et les sous qui rentrent si peu, c’est d’abord pour les migrants qui s’y arrêtent. Où trouveraient-ils ailleurs à Chongqing une nuit d’hôtel à 3 yuans ? C’est ensuite parce qu’elle ne veut rien changer à son quotidien. La ville entière peut se transformer, elle continuera de vivre et de travailler comme elle l’a toujours fait. Pour gagner un peu d’argent en plus de son hôtel, elle a pris l’habitude depuis une quinzaine d’années de récolter dans la rue ce que d’autres ont jeté. Une fois réparés ou décorés, elle les revend ou les gardent. Ces objets rejoignent alors la « maison de ses pensées » comme elle aime décrire cet espace derrière chez elle, rempli de tout un amoncellement hétéroclite d’objets et de plantes. Son jardin secret en quelque sorte. Un champignon géant en plastique, des peluches salies, des guirlandes lumineuses et des fleurs artificielles, des parapluies, de vieux panneaux de signalisation, des cerfs-volants déchirés, de vieilles enseignes en bois rouge… Plus le quartier se vide, plus son jardin se charge. Elle y tient plus que tout, s’y accroche avec l’espoir de ne jamais quitter sa maison et être relogée dans les grandes tours des banlieues lointaines. La plupart de ses voisins sont déjà partis et le nouveau Shibati n’a plus rien de celui qu’elle connaissait : « un Shibati pour touristes », sourit-elle. Seul reste le nom et sa légende, Shibati pour les dix-huit marches de pierre, 十八梯, qui, à l’époque Ming (14e – 17esiècles), permettaient aux habitants du quartier d’accéder à un puit et d’y tirer de l’eau potable.

Pourtant, pas de nostalgie dans sa voix, Hu Guangrong sait combien les regrets sont inutiles. Un large sourire sur son visage fané, ses cheveux blancs ramenés en arrière dans une queue de cheval lâche, elle empoigne sa hotte et part au gré des ruelles qui montent et qui descendent, sur la piste de trésors enfouis. Car tous ces objets murmurent à son oreille des histoires, l’écho de vies quotidiennes effacées par les pelleteuses et les marteaux-piqueurs. Si le quartier est mort, les objets restent, qui évoquent pour elle les petits vieux en pyjama, assis sur des pliants devant leur porte, les joueurs de Mahjong et les fumeurs silencieux qui les observent, le tofu qui frit dans les poêles, le ronronnement des machines à coudre, les disputes et les cris des enfants, le bruit des gouttes de pluie qui s’écrasent sur les tuiles.

Le documentaire changera-t-il quelque chose au cours du temps ? Madame Hu ne se fait aucune illusion mais s’étonne toujours de voir des gens s’intéresser à son histoire. Comme ses objets, les images restent. Pour faire ce documentaire qui rencontre tant de succès, le réalisateur chinois l’a suivie pendant presque dix ans. Il a nommé le film « Le jardin de Mrs Hu » (Ms. Hu’s Garden) et ce titre plaît à la vieille dame. Oui, son jardin est un trésor, dont la valeur vaut le prix d’une ville au moins (价值连城, jià zhíliánchéng) par la somme des souvenirs qui continuent là de fleurir.

Par Marie-Astrid Prache

NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.

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