« Il y a des décennies où rien ne se passe, et il y a des semaines où des décennies se produisent ». C’est une phrase attribuée à Lénine qu’a reprise le Président finlandais, Alexander Stubb, pour résumer le sentiment général des Européens après le discours de J. D. Vance, vice-président américain, à la Conférence de Munich sur la sécurité du 14 février. Dans ce discours, J. D. Vance affirme que les véritables ennemis de la démocratie ne sont ni la Russie de Poutine ni la Chine de Xi Jinping, mais Bruxelles et tous ceux qui, en Europe, tentent de limiter l’expression des sentiments haineux envers les minorités.
Quelques jours plus tard, le 18 février, de hauts responsables américains et russes se sont retrouvés à Riyad pour évoquer une possible détente et une suspension des sanctions, sans inviter ni les représentants de l’Ukraine ni ceux de l’Europe.
Cette même semaine, Trump a qualifié le Président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de « dictateur » du fait de la suspension des élections (l’impossibilité d’élections en temps de guerre est un fait constitutionnel en Ukraine), qu’il n’est soutenu que par 5% de la population (en réalité son taux d’approbation se situe à 57% – bien plus que pour Trump : 47% après un mois à la tête du pays). La colère de Trump et son administration semble avoir été causée notamment par le fait que Zelensky ait refusé de signer le deal néocolonial que les Etats-Unis voulaient lui imposer : donner une vaste partie des terres rares du pays pour payer sa dette militaire envers les Etats-Unis et pouvoir continuer à bénéficier de leur aide.
Pour comprendre ce revirement en un mois de la politique américaine à l’égard de l’Ukraine, de la Russie et de l’Europe, plusieurs pistes d’analyse peuvent être proposées.
La première raison est aussi la plus simple : elle tient à la détestation viscérale des Républicains MAGA (Make America Great Again) envers les Démocrates et les administrations Obama, Clinton et Biden. Pour Trump, prendre le contre-pied systématique de Biden est une finalité en soi, qui va dans le sens des attentes de ses électeurs.
La deuxième raison, c’est l’exposition de Trump et de son entourage aux manœuvres du KGB depuis des décennies. Ce n’est pas seulement ce que nous apprend Yuri Shvets, un ancien espion du KGB ayant fait défection, selon qui Donald Trump a été cultivé comme un atout russe pendant plus de 40 ans, c’est aussi lié à la fortune personnelle de Trump : son premier grand complexe immobilier, l’hôtel Grand Hyatt New York, a été acheté à Semyon Kislin, un émigré soviétique, copropriétaire de Joy-Lud electronics, contrôlé par le KGB. C’est également un ancien agent du KGB qui a remis une clé USB contenant de fausses informations compromettantes sur Hunter Biden (le fils de l’ancien président) à un responsable de Trump lors d’un gala du Claremont Institute.
La troisième raison, c’est que Trump rêve de détrôner Obama comme récipiendaire du prix Nobel de la Paix, d’où son plan de paix avec la Russie sur le dos de l’Ukraine et sa proposition faite à la Chine de réduire les armes nucléaires et de diviser par deux les dépenses de défense.
Enfin, quatrième raison possible, la stratégie de Trump avec Poutine serait à comprendre comme un « vaste plan » que l’on qualifiera de « Nixon inversé », du nom du dirigeant américain qui, en 1972, a mis fin à 25 ans d’absence de relations diplomatiques avec la Chine afin de capitaliser sur le différend grandissant entre les deux pays communistes et affaiblir l’URSS. Cependant, on peut se demander si, en faisant le choix de la Chine contre la Russie, les Etats-Unis n’ont pas perdu au change, en contribuant à l’émergence d’un ennemi bien plus puissant que l’URSS ne le fut jamais. Dès lors, peut-on vraiment croire qu’en pactisant avec la Russie de Poutine, les Etats-Unis de Donald Trump se faciliteront la tâche dans leur lutte à long terme pour l’hégémonie contre la Chine de Xi Jinping ?
Plus encore, est-il bien vrai que le reset des relations entre les Etats-Unis et la Russie ne laisse à l’Europe pour seule planche de salut que de pactiser avec la Chine ? Si les Etats-Unis eux-mêmes ne peuvent se permettre d’avoir deux ennemis et voudraient neutraliser Poutine en lui donnant l’Ukraine pour se concentrer sur l’Indo-Pacifique, l’Europe ne serait-elle donc pas obligée de renouer avec Pékin ? Ne lui faudrait-elle pas apprendre à voir en la Chine un partenaire rationnel et stable, ce que manifestement les Etats-Unis de Donald Trump ne sont plus ? La tentation est d’autant plus grande que la Chine va pousser son avantage et diffuser ce doux narratif dans les chancelleries des capitales européennes. Ainsi, durant sa visite début février, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a affirmé à son homologue européenne, Kaja Kallas : « il n’y a pas de conflit d’intérêt fondamental ni de conflit géopolitique entre la Chine et l’UE ». Ce à quoi Kallas a répondu que l’UE voulait continuer à « dialoguer et à coopérer » avec la Chine.
Depuis longtemps, le but de la Chine est de dissoudre le lien transatlantique entre les Etats-Unis et l’Europe forgé « pour toujours » dans les plages de Normandie. Le discours sur la multipolarité que tient Pékin n’a pas d’autre objectif. « Un monde multipolaire n’est pas seulement une fatalité historique, c’est aussi une réalité », a répété Wang Yi à Munich au moment où J.D. Vance snobait le chancelier allemand pour rencontrer la cheffe de l’extrême droite. Face à l’unilatéralisme de Trump, les mots de Wang résonnent donc comme une douce musique aux oreilles d’Européens désemparés.
Mais tout ceci n’est qu’illusion. Illusion de croire que l’apaisement de la Russie par Trump pourrait distendre les liens entre Pékin et Moscou ; illusion de croire que la Chine pourrait changer sa vision d’un déclin inévitable de l’Occident devant s’effacer face à la montée irréversible de l’imperium « bienveillant » d’un techno-autoritarisme aux caractéristiques chinoises.
Au contraire, « l’amitié sans limites » entre la Chine et la Russie ne peut que sortir renforcée de cette séquence géopolitique. Par exemple, la guerre en Ukraine avait poussé la Russie à demander de l’aide à la Corée du Nord, empiétant ainsi dans le pré carré de Pékin ; le reset américain pourrait y mettre fin en donnant le temps à la Russie de se reconstituer tout en permettant d’éviter aux relations commerciales russo-chinoises grandissantes d’être la proie des sanctions internationales.
Ainsi, croire que le reset USA/Russie, qui isole l’UE, affaiblira la Chine est idiot. Penser que, face à lui, le salut pour l’Europe se trouve à Pékin, est naïf.












1 Commentaire
severy
26 février 2025 à 20:40Il ne s’agit pas d’amitié entre Russie et États-unis. Que ces deux pays s’entendent sur le dos de l’Ukraine ne durera pas. La Chine rêve de « récupérer » sa zone d’influence que la Russie tsariste lui a ravie au 19è siècle. Les États-unis sont engagés sur la pente de leur décadence. L’Europe est une vieille dame qui se croit trop âgée pour être violée et qui ne cherche plus à se défendre avec son petit parapluie. Et tout ça se passe sur un minuscule morveau de roc perdu au fond d’un univers infini. Quelle dérision.