A lire, à voir, à écouter : Le moment machiavélien du Céleste Empire 

Le moment machiavélien du Céleste Empire 

Rédigée par deux cadres de l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire), « Les opérations d’influence chinoises », devrait s’imposer comme une « Bible » incontournable du renseignement chinois.

Basé sur une enquête menée à travers 18 pays entre 2018 et 2020, et sans doute des fichiers de la défense nationale, l’ouvrage de 700 pages débute sur le constat de l’agressivité de cet effort chinois de pénétration des réseaux de sécurité, d’influence et de gestion Internet des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon entre autres. Chaque année davantage, des dizaines de milliards de yuans sont dépensés par la Chine pour mettre sur écoute ces puissances, hacker leurs sites, les inonder de fake news.

Pourquoi ? Deux hypothèses sont avancées :

– la conviction au sommet du régime d’un déclin irréversible de l’Occident, d’une défaite inéluctable de la démocratie blanche et libérale ;

l’hybris, l’arrogance de leaders aux pouvoirs illimités, courtisés par le monde entier du fait de leur croissance économique.

La triple guerre

Structuré en quatre parties – concepts, acteurs, actions et études de cas-, l’étude décrypte d’abord le cadre idéologique : en République populaire, tout est politique, hérité de Marx via l’URSS, et de Mao. L’espionnage est l’instrument du Parti avant d’être celui de la nation. Même en temps de paix, les services du Parti et de l’Etat ont pour mission permanente une triple guerre :

– guerre pour l’opinion (intérieure, et mondiale, pour refléter partout les choix du Parti et contredire toute approche concurrente) ;  

– guerre psychologique pour « façonner voire contrôler les capacités cognitives de l‘ennemi… et manipuler ses valeurs pour l’inciter à abandonner sa compréhension théorique, son système social et sa voie de développement » ;

– et guerre sur le terrain du droit, national ou international, afin de le tordre dans le sens de la ligne du Parti.

Les acteurs

L’immense panoplie des outils à disposition pour cette triple guerre froide débute par le « Front uni », coordination informelle et secrète de toutes les structures hors-Parti, tels les groupes industriels ou de services, les 8 mini-Partis non communistes, les « associations patriotiques » officielles structurant chaque religion, l’enseignement, les sports… Par exemple, le Front Uni fournit aux opérations étrangères ses couvertures, ses légendes, ses outils de noyautage, d’agit-prop’…

Avec ses deux millions d’hommes, l’APL (Armée populaire de libération), est impliquée à tous les échelons. A commencer par la mystérieuse « Base 311 », installée à Fuzhou (Fujian) face à Taïwan, pour concevoir l’essentiel des opérations de guerre psychologique contre ce « frère ennemi ».

Le Parti participe à la triple guerre, en particulier par son département de la propagande qui définit les campagnes et actions de la ligne du pouvoir. Ce service de 200 à 300 hommes comporte 10 bureaux et un budget annuel de 317 millions d’€.

Les actions

Les actions d’influence sont programmées à long terme, tel le plan décennal « Made in China 2025 », lancé en 2015 pour combler tout retard sur les puissances, dans dix filières à haute technologie. Compte aussi le plan « une ceinture, une route » (一代一路) aussi dit des « nouvelles routes de la soie ». En 10 ans, moyennant 1 000 milliards de $, ce plan a doté l’Afrique de 186 édifices publics, tel le siège de l’Union Africaine érigé en 2012 en Ethiopie à Addis Abeba (200 millions de $). Quelques années plus tard, il s’est avéré truffé de micros et « chevaux de Troie » qui retransmettaient de nuit vers Shanghai tout ce qui s’échangeait dans ce nœud de décision du continent. Ainsi, Pékin combinait un masque de « soft power » bienveillant sur l’Afrique, tout en suivant en temps réel ses conflits internes et ses projets, pour mieux la manipuler et la contrôler.  

Parmi les autres instruments prioritaires de contrôle du monde figurent les câbles sous-marins de communication, dont la Chine possède 11% du total (24% de ceux en cours de pose). Figurent aussi le réseau de GPS chinois Beidou, et le groupe Huawei, qui a conquis par ses prix imbattables plusieurs réseaux européens de téléphonie et d’Internet (dont Allemagne, Espagne, Royaume-Uni, Pays Bas, Tchéquie, Hongrie). Par ses serveurs à la confidentialité suspecte, les données secrètes de ces pays risquent de tomber dans l’escarcelle des ministères chinois et en cas de conflit, de se retrouver déconnectés et hors service.

La Chine côté jardin

La Chine mise donc aussi sur une image séduisante d’une technologie de pointe, qu’elle a su s’approprier en quelques décennies de programmes de priorité nationale : satellites, TGV, centrales nucléaires, et bientôt sa gamme d’avions de ligne… Cette image bienfaitrice de la Chine comprend une offre globale d’éducation : en 10 ans, 50 000 bourses offertes pour des études en universités chinoises… Tout cela doit promouvoir la réputation de « soft power » de la Chine comme partenaire fiable du monde.

La Chine côté cour

D’autres instruments sont mis en place dans le but inverse : infiltrer et contraindre. Parmi ceux-ci comptent ces commissariats clandestins disséminés à travers les cinq continents pour faire appliquer la loi chinoise contre la loi locale, et notamment traquer les fugitifs partis refaire leur vie avec un pactole souvent mal acquis. Ces dernières années, pas moins de 102 de ces officines ont été épinglées dans 53 pays. Hors radar, parfois protégées par un statut diplomatique, elles ont tous pouvoirs. En France, par l’intermédiaire du Front Uni, elles se cachent sous l’enseigne de la Fédération des entreprises du Fujian. De ces commissariats, d’innombrables cas de menaces, séquestrations, viols et cyberattaques ont été dénoncés, et 230 000 transfuges ont été « convaincus » de retourner au pays « de leur plein gré », souvent pour y être jugés pour détournement de fonds.

Obligatoirement publics, les médias chinois sont grassement dotés depuis dix ans pour influencer hors frontière : en Afrique, Amérique Latine, Asie centrale et du Sud-Est, 70 stations de China Radio International émettent en 65 langues. A travers ses 70 stations, CGTN (China Global Television Network) emploie 10 000 agents pour fournir des émissions dans 140 pays.

Au niveau des réseaux sociaux, la Chine est également à la pointe du progrès et du succès mondial. WeChat, techniquement plus avancé et versatile que Whatsapp, a su séduire hors Chine des centaines de millions de clients et un milliard sur son marché intérieur. Il est le meilleur atout du régime pour contrôler les Chinois de l’étranger et leurs médias libres. Le petit dernier est Tiktok (avatar de Douyin à l’étranger), application de courtes vidéos qui suscite autant d’inquiétude des autorités hors frontières, que d’enthousiasme parmi la jeunesse mondiale. Son algorithme permet en effet à son propriétaire, Bytedance, de supprimer ou modifier des témoignages négatifs – rien qu’en Chine, le groupe emploie à cet effet 20 000 « flics », à peine sortis de l’université.

On pourrait rallonger à l’infini la liste de ces outils : hors-Chine, les centaines de centres Confucius aux dizaines de milliers d’étudiants, qui relaient les slogans du PCC ;  les centaines de milliers de faux comptes sur « X », d’origine chinoise, pour influencer les masses occidentales ; les détournements à prix d’or de dizaines de pilotes militaires anglais ou français pour offrir à l’armée de l’air chinoise un rattrapage technologique et technique ; ou encore les menées occultes auprès des indépendantistes néo-calédoniens dans l’espoir d’accaparer le nickel de l’île et d’isoler l’Australie voisine…

Mais pour quel résultat ?

Or finalement, l’essentiel – peut-être pas assez affirmé dans l’étude –, est que ces immenses efforts, en dépit de leurs décennies d’investissement continu, aboutissent à bien peu… Vis-à-vis de la Chine, les Européens s’éveillent. Ils établissent des défenses contre le tsunami d’export automobile chinois qui se prépare (taxes compensatoires jusqu’à 40% sur les voitures électriques), et contre les rachats hostiles de leurs pépites technologiques. A Taïwan, la population accélère sa prise de conscience nationale, et la reconnaissance que langue partagée n’implique pas nation partagée.

Ces échecs en dépit des immenses moyens engagés, trahissent en fin de compte des limites conceptuelles au sein du Parti, l’incapacité d’une administration très disciplinée et idéologisée, à se mettre « dans la peau » de ceux qu’elle veut influencer. La Chine apparait alors comme « son meilleur ennemi en matière d’influence ».

Se penchant sur la coopération avec la Russie dans cette guerre d’influence sur le monde, les auteurs notent que Pékin semble « avoir copié les tactiques russes, sans en avoir les compétences ».

La conclusion vient avec deux facettes, comme pour décrire une partie planétaire entre deux équipes, dont le score n’apparaîtra que dans une ou deux générations. Plus la Chine veut diviser, plus elle unit. Mais pour assurer l’avenir, l’Europe (et le reste du monde) va devoir davantage étudier la Chine, mieux la comprendre, et réduire au maximum sa dépendance économique et financière vis-à-vis d’elle. Cependant, les auteurs mettent en garde : dans les 20 prochaines années, il faut s’attendre à voir la géante machine d’influence chinoise « monter en puissance et en sophistication ».

Par Eric Meyer

Commandez « Les opérations d’influence chinoises » par Paul Charon et Jean Baptiste Jeangène Vilmer, chez « Equateurs documents », mis à jour 2023

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
3.67/5
3 de Votes
1 Commentaire
  1. severy

    Le livre de Charon et Jeangène Vilmer est une véritable mine d’or de renseignements sur les activités du Parti dans son désir de conquête du monde tant au plan technologique et commercial qu’idéologique. Chapeau bas!

Ecrire un commentaire