Taiwan : Pragmatisme et autonomie institutionnelle : la vision du détroit selon William Lai

Pragmatisme et autonomie institutionnelle : la vision du détroit selon William Lai

Le 10 octobre dernier, la République de Chine a fêté son 113ème anniversaire, et son 75ème depuis son transfert officiel et définitif à Formose en 1949, déjà actif dès le 25 octobre 1945, le « Jour de la Rétrocession » actant la fin de la domination japonaise sur Taïwan et Penghu. En réalité, on ne peut parler de « rétrocession » à proprement dit puisqu’en 1895 quand le Japon envahît Taïwan, la République de Chine n’existait pas encore. De même qu’on ne peut parler de « réunification » avec la République Populaire de Chine (RPC) puisqu’au moment de la création de la RPC en 1949, la République de Chine existait depuis 37 ans.

Cette année, comme depuis 9 ans de suite maintenant, c’est un candidat et président de l’ancien parti d’opposition au régime autoritaire du Kuomintang (KMT), à savoir le Parti Démocrate Progressiste (DPP), à qui est revenu l’honneur de prononcer le discours de cérémonie.

La dernière fois qu’un président du KMT, que l’on décrit souvent comme pro-Pékin ou pro-Chine (ce qui est un raccourci facile mais trompeur), a parlé au nom de la nation formosane, c’était Ma Ying-jeou en 2015. A l’époque, le plus RPC-compatible des présidents modernes de Taïwan, définissait ainsi la nature des rapports avec la Chine : « À l’avenir, nous continuerons à maintenir le statu quo de non-unification, de non-indépendance et de non-recours à la force dans le cadre de la Constitution de la République de Chine ». Voilà un discours qui pourrait faire passer aujourd’hui tout président taïwanais pour un « dangereux séparatiste » puisqu’il conduit à refuser, de principe, l’unification comme but légitime. Or, pour Pékin, il n’y aucun autre horizon possible pour Taïwan.

Certes, Ma enrobait cela de l’ajout cosmétique du « consensus de 1992 », selon lequel « chaque partie reconnaît l’existence d’une ‘Chine unique’ mais maintient sa propre interprétation de ce que cela signifie », c’est-à-dire la République Populaire pour la Chine et la République de Chine pour Taïwan. Autrement dit, la Chine et Taïwan devaient accepter l’existence de facto de deux Chines en s’entendant sur l’existence de principe d’une seule Chine. Or Pékin s’oppose à toute mention de l’existence de la République de Chine, dont elle réfute l’existence du fait de la défaite de Chiang Kai-shek. Pourtant, l’exemple de la République française en exil sous le Général de Gaulle montre que la défaite militaire ne signifie en rien la fin des institutions dont un gouvernement en exil peut se porter garante. Le fait est qu’aujourd’hui, la République de Chine ne peut plus « retourner » en Chine sans cesser d’exister : elle ne peut donc que se refonder continuellement, via les élections, sur la base de son territoire archipélagique formosan. 

C’est ainsi que, selon Pékin, l’actuel président William Lai est un « dangereux séparatiste » qui attise les conflits. Pourtant, malgré les différences de ton et la diversité des rhétoriques partisanes, le message de fond de tout président de la République de Chine (qui, par nature, se doit de défendre les institutions dont il hérite) reste le même : le statu quo, ni unification, ni indépendance, ni recours à la force. Juste la demande du respect mutuel du droit à l’existence de l’autre.

Selon les termes de Lai lui-même : « En tant que Président, ma mission est de veiller à ce que notre nation perdure et progresse, et d’unir les 23 millions d’habitants de Taïwan. Je respecterai également l’engagement de résister à toute annexion ou atteinte à notre souveraineté ». Lai ne parle pas d’indépendance, il parle de différent institutionnel entre deux Républiques qui est la base présupposée du « consensus de 1992 » : « La République de Chine a déjà pris racine à Taiwan, Penghu, Kinmen et Matsu. Et la République de Chine et la République populaire de Chine ne sont pas subordonnées l’une à l’autre ».

Effectivement, si c’était le cas, il n’y aurait même pas besoin de « consensus de 1992 », ni d’ « un pays, deux systèmes » (une autre coquille vide, comme le montre la PRCisation à marche forcée de Hong Kong). La différence sur la nature des régimes est claire : « Sur ces terres, la démocratie et la liberté se développent et prospèrent ». Il n’y a rien donc dans ce discours qui vise à provoquer, ni à instiller le trouble ; William Lai ne fait que rappeler des faits. D’ailleurs, la plupart des observateurs externes à la Chine ont loué un discours « raisonnable ».

De façon fine et stratégique, afin de ne pas susciter l’ire de Pékin et lui permettre de justifier de nouveaux exercices militaires d’envergure, Lai a voulu insister sur les contributions positives de la Chine à la paix mondiale : « Depuis longtemps, les pays du monde entier soutiennent la Chine, investissent en Chine et aident la Chine à rejoindre l’Organisation mondiale du commerce. […] Cela a été fait dans l’espoir que la Chine se joindrait au reste du monde pour apporter des contributions mondiales ». Autrement dit, l’attitude belliqueuse de la Chine remet en cause son propre message et sa propre nature « pacifique », Lai affirmant être prêt à travailler avec la Chine sur « le changement climatique, les maladies infectieuses et le maintien de la sécurité régionale pour rechercher la paix et la prospérité mutuelle pour le bien-être des populations des deux côtés du détroit de Taiwan ». Pour autant, l’appel n’a pas vraiment été entendu.

En effet, selon un discours qui semble écrit d’avance, Pékin a dénoncé le discours de Lai, affirmant que sa position « exacerbe les tensions » entre les deux rives et « porte gravement atteinte à la paix » dans le détroit de Taïwan.

Toute la question est de savoir si la Chine pense avoir amassé assez d’aigreurs rhétoriques à l’écoute du discours de Lai pour s’auto-justifier d’une nouvelle démonstration de puissance militaire « pacifique ». Ayant accueilli l’investiture de Lai au printemps dernier par des exercices militaires à grande échelle, appelés « Joint Sword-2024A », impliquant des dizaines d’avions de guerre et plusieurs destroyers de la marine, Pékin va-t-il enclencher une nouvelle expédition punitive : « Joint Sword-2024B » ? 

Interrogée à ce sujet avant le discours de Lai, l’administration Biden a déclaré : « Nous ne voyons aucune justification à ce qu’une célébration annuelle de routine soit utilisée de cette manière, et des actions coercitives comme celle-ci contre Taïwan et dans le contexte entre les deux rives du détroit, à notre avis, compromettent la paix et la stabilité entre les deux rives ». 

Par Jean-Yves Heurtebise

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1 Commentaire
  1. severy

    Il est déplorable que les dirigeants de la Chine dissimulent les difficultés que connaît actuellement le pays derrière le vieux paravent du prétexte de la lutte contre l’indépendance de Taïwan.

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