Le Vent de la Chine Numéro 40 (2020)

du 14 décembre 2020 au 10 janvier 2021

Editorial : Un vaccin, cadeau de fin d’année ?
Un vaccin, cadeau de fin d’année ?

L’année 2020 a débuté avec une épidémie, elle se terminera par un vaccin. Dans cette course à l’inoculation, la Chine avait l’avantage d’être la première sur la ligne de départ, mais a été ralentie par le manque de cas de Covid-19 sur son territoire, la forçant à délocaliser ses essais cliniques (Argentine, Égypte, Jordanie, Maroc, Pérou, Russie, Arabie Saoudite, Brésil, Chili, Turquie…).

À l’inverse de certains vaccins occidentaux de technologie innovante (ARN), les deux candidats de chez Sinopharm et celui de chez Sinovac utilisent un « virus inactivé », le procédé historique pour concevoir un vaccin, mieux connu et donc réputé plus sûr. Cependant, Gao Fu, le directeur du CDC national, mettait en garde en septembre contre un phénomène de « facilitation de l’infection par des anticorps » (ADE), durant lequel les anticorps trahissent leur mission et aident le virus à se répliquer. Le scientifique ajoutait : « les vaccins inactivés sont plus prônes à ce genre de réaction que ceux basés sur la séquence génétique ».

Celui de CanSino lui, a recours à la même méthode que celui d’Oxford/AstraZeneca, dit à « vecteur viral » – une technique qui a contribué à mettre un terme à l’épidémie d’Ebola.

Avantage logistique de taille, les quatre vaccins expérimentaux chinois peuvent être transportés entre 4°C et 8°C, ce qui n’est pas le cas du vaccin germano-américain de Pfizer/BioNTech et de l’américain Moderna, nécessitant des températures extrêmes (de -20°C à -70°C). Ce faisant, les candidats chinois s’alignent sur la stratégie de leur gouvernement, qui ambitionne d’exporter des doses par millions, en Asie (pays du Mékong notamment), en Afrique et en Amérique du Sud. Mi-novembre, près de 500 millions de doses de vaccins chinois étaient déjà précommandées.

Lancée dans une course contre la montre, la Chine aurait donc donné son approbation pour une utilisation d’urgence dès fin juillet, avant même de recevoir les résultats de la dernière phase des essais cliniques à l’étranger. Conscientes du risque de polémique, les autorités ont mis plus d’un mois avant de reconnaître que la vaccination d’urgence avait déjà commencé. Pour justifier cet empressement, la Chine a mis en avant le fait que les personnels à risques (médecins, infirmières, militaires, diplomates, douaniers…) ne pouvaient pas se permettre d’attendre. Le virus est pourtant sous contrôle dans le pays depuis l’été.

Depuis lors, quiconque en Chine, en partance pour l’étranger ou non, peut facilement recevoir une dose. Fin novembre, Sinopharm annonçait avoir vacciné plus d’1 million de personnes. Officiellement, aucun effet secondaire grave n’a été observé. Pour gagner du temps, le groupe pharmaceutique aurait sollicité dans la foulée une autorisation de mise sur le marché. Un feu vert des autorités en ferait le premier vaccin accessible au public en dehors de Russie.

En vaccinant à tour de bras sa propre population, Pékin veut démontrer que ses vaccins sont sûrs. Cela dit, le manque de communication sur les résultats de ses essais cliniques à l’étranger, comme sur ceux de son programme d’urgence, pourrait s’avérer contreproductif. L’exemple le plus récent est celui des Émirats arabes unis : mis à part les 86% d’efficacité avancés pour l’un des vaccins de Sinopharm, très peu d’informations ont filtré… La firme s’estime toutefois capable de produire 100 millions de doses d’ici la fin de l’année, et d’augmenter sa capacité à 1 milliard en 2021.

De son côté, Sinovac devrait être en mesure de doubler sa capacité annuelle de production à 600 millions de doses d’ici la fin de l’année grâce à un second site de fabrication. Malgré le manque de détails sur les résultats des essais (attendus courant janvier), la firme a déjà envoyé 1,2 million de doses en Indonésie, suffisamment pour vacciner 600 000 personnes. D’après les données préliminaires publiées au Lancet, le vaccin de Sinovac produirait un niveau d’anticorps moins important qu’une personne ayant guéri de la Covid-19.

À travers ces vaccins, c’est la réputation de l’industrie pharmaceutique chinoise qui est en jeu. Tous les Chinois se souviennent des récents scandales de vaccins périmés et de corruption… Néanmoins, l’impatience du public et un certain sentiment nationaliste semblent prévaloir sur ces craintes. Reste à voir si les fabricants sauront surmonter leurs vieux démons pour produire rapidement et en toute sécurité des millions de doses, non seulement pour la Chine, mais aussi pour le monde entier, le moindre incident pouvant compromettre cette « diplomatie du vaccin »… Si la stratégie réussit, ce sera une façon pour la Chine de parer aux critiques sur sa gestion de l’épidémie, de redorer son image à l’international mais aussi d’accroître son influence.


Routes de la soie : La Chine ferme le robinet des financements BRI
La Chine ferme le robinet des financements BRI

Les « nouvelles routes de la soie » auraient-elles été désertées depuis la pandémie ? Des chercheurs de l’université de Boston constatent en fait que le coup de frein porté aux financements des projets de l’initiative Belt & Road (BRI) est antérieur à la Covid-19.

En 2019, sur fond de ralentissement économique et de guerre commerciale avec les États-Unis, les prêts accordés par les deux grandes banques de développement, la China Development Bank (CBD) et l’Ex-Im Bank, n’étaient que de 4 milliards de $. C’est très peu par rapport aux 76 milliards de $ accordés en 2016, âge d’or des financements BRI.

Avant même la Covid-19 et l’officialisation de la stratégie de circulation duale visant à faire de l’investissement et de la consommation les premiers moteurs de l’économie chinoise plutôt que les exportations, Pékin avait donc déjà décidé de freiner ses financements à l’étranger et de redonner la priorité à son marché domestique.

La pandémie n’a fait qu’accélérer le désengagement chinois. Sur les neuf premiers mois de l’année, le nombre de contrats signés par les firmes chinoises a chuté de 29% et leur valeur de 17,5% par rapport à 2019, selon les données officielles du ministère du Commerce. En juin dernier, le ministère des Affaires étrangères rapportait que 40% des projets BRI ont été « légèrement » perturbés par la Covid-19, 40% « défavorablement » impactés, et 20% « sérieusement » affectés par la pandémie.

Depuis le début de l’année et pour différents motifs, les projets autour du corridor économique entre la Chine et le Pakistan (CEPC) sont à l’arrêt. La ligne ferroviaire entre Jakarta et Bandung (Indonésie) fait face à d’importants retards tandis que le projet de port en eaux profondes à Malacca (Malaisie) a été simplement annulé. Dans un contexte tendu entre Canberra et Pékin, le Parlement australien vient d’adopter une loi autorisant le gouvernement à opposer son véto à des projets (BRI) conclus entre ses huit États et Territoires et la Chine.

C’est loin d’être la première controverse autour des projets BRI. Différents scandales ont émergé autour de la surfacturation des chantiers – une pratique dénoncée par la Malaisie, mais aussi par l’allié pakistanais. Selon le cabinet d’expertise Rhodium, un dollar sur quatre prêté dans le cadre de la BRI a fait l’objet d’une renégociation, soit 94 milliards de $. Depuis la pandémie, 18 demandes de renégociations de dette émanant de 12 pays ont eu lieu, portant sur un total 28 milliards de $ de prêts.

D’après Michael Pettis, professeur de finance à l’université de Pékin, le gouvernement chinois aurait sous-estimé les risques, par manque d’expérience en crédit international, notamment dans les pays en développement. La Chine n’est toutefois pas la première à tomber dans cet écueil : les États-Unis dans les années 20, l’URSS dans les années 50-60, le Japon dans les années 70-80 en ont également fait l’amère expérience… « Cela fait partie des leçons que la Chine doit tirer en tant que puissance montante, commente Jonathan Hillman, du think tank CSIS. La question est : la Chine sera-t-elle capable d’accéder aux demandes de renégociation des pays emprunteurs ? Si ce n’est pas le cas, elle risque de se retrouver au centre d’une crise de la dette majeure ».

Selon un think tank pékinois, l’Overseas Development Institute (ODI), le gouvernement chinois a réalisé que les projets BRI ne pouvaient plus être guidés par les intérêts des firmes chinoises et des élites locales, au détriment de ceux du pays emprunteur dont la dette augmente dangereusement. Désormais, la priorité ne sera plus à l’accroissement de l’influence de la Chine hors frontières, mais plutôt à la viabilité commerciale des projets et leur soutenabilité environnementale.

En effet, en prenant des engagements forts pour le climat, la Chine peut difficilement continuer à exporter des projets polluants hors de ses frontières… Dans le secteur énergétique, la grande majorité des financements chinois ont été consacrés au charbon (24,5 GW), au gaz (20,5 GW), avec seulement une petite part allant à l’éolien (7,2GW) et au solaire (3,1 GW). Sur les 858 prêts « BRI » recensés par les chercheurs de l’université de Boston, 124 sont localisés dans des zones protégées, 261 dans des habitats « critiques » pour certaines espèces animales, et 133 sont situés sur des terres où vivent des populations indigènes.

Conscient de cette incohérence avec le positionnement de la Chine sur la scène internationale, le ministère de l’Environnement a chargé l’an dernier un groupe d’ONG internationales (BRIGC) de lui faire des recommandations pour rendre ses projets BRI plus « verts ». Les experts viennent de publier le 1er décembre une proposition recommandant de classifier les projets de l’initiative Belt & Road selon trois couleurs, pour éviter que les banques chinoises ne financent des projets polluants et nuisant à la biodiversité. Sous ce plan, seraient classés « rouge » les projets de construction de centrales à charbon et hydroélectriques, usines pétrochimiques et fonderies ; « jaune » les initiatives aux conséquences « neutres ou maitrisables », comme les voies ferrées ; et « vert » les chantiers liés aux énergies renouvelables (éolien, solaire…). Ce système permettrait à la Chine de s’aligner avec les 120 institutions financières du monde entier qui ont déjà adopté des pratiques similaires. L’objectif de cette classification est de créer un système d’évaluation transparent à la fois pour les régulateurs chinois, les investisseurs et les pays hôtes. Reste à voir si le gouvernement suivra les conseils des chercheurs… Ce qui est sûr est que les projets BRI tels qu’on les a connus ces dernières années ont vécu.


Vidéo : Eric Meyer aux Tribunes de la Presse : « La Chine, le nouveau centre du Monde ? »
Eric Meyer aux Tribunes de la Presse : « La Chine, le nouveau centre du Monde ? »

L’édition 2020 des « Tribunes de la Presse » a eu lieu au Centre de Congrès Cité Mondiale à Bordeaux, et a réuni une cinquantaine d’intervenants sur trois jours – anciens ministres, rédacteurs en chef, parlementaires européens, médecins – engagés sur des questions pointues, telles les rapports futurs entre Chine, Etats-Unis et Europe, la dette des Etats ou cette prédiction un rien provocatrice, « bye bye la mondialisation, bonjour la relocalisation ».

Du 26 au 28 novembre 2020, vous avez été plus de 100.000 à suivre l’événement en direct, à partager, à réagir.

Voici donc le replay de l’intervention d’Eric Meyer, fondateur du Vent de la Chine, lors de la 10ème édition des Tribunes de la Presse le 28 novembre 2020 sur le thème : «La Chine, le nouveau centre du Monde ? »


Société : Emblématique procès #MeToo
Emblématique procès #MeToo

L’affaire remonte à 2014. À l’époque Zhou Xiaoxuan, 21 ans, surnommée « Xianzi » (弦子), effectuait un stage à la chaîne de télévision CCTV. Venue apporter une corbeille de fruits au présentateur vedette Zhu Jun (朱军) dans sa loge, ce dernier lui aurait alors demandé si elle souhaitait continuer à travailler pour la chaîne, avant de lui imposer des attouchements – l’agression ne prenant fin que lorsqu’une tierce personne entra dans la pièce.

Avec le soutien d’un de ses professeurs, Xianzi va dès le lendemain signaler Zhu à la police, qui la persuade de ne pas porter plainte au motif que Zhu Jun est célèbre (il a présenté 21 fois le fameux gala du Nouvel An chinois de la CCTV depuis 1997). « Tes parents sont tous deux membres du Parti, cela va nuire à leur carrière », la mettent en garde les policiers.

Quatre ans plus tard, encouragée par l’affaire Weinstein qui fait grand bruit aux États-Unis, elle se décide à dénoncer son agresseur sur les réseaux sociaux. L’animateur nie les faits et entame des poursuites judiciaires contre Zhou pour diffamation (procès qu’il a perdu en octobre). Xianzi l’attaquera à son tour pour « atteinte aux droits de la personne ». C’est ainsi que Xianzi est devenue l’un des « visages » du mouvement #MeToo (#我也是) en Chine.

Il a fallu attendre deux ans pour que le procès s’ouvre finalement le 2 décembre devant une cour pékinoise. Le jour J, ils étaient un peu plus d’une centaine – amis, militants féministes et anonymes – à être venus soutenir Xianzi. Sur Weibo, de nombreux hashtags en lien avec l’affaire ont été supprimés par les censeurs. La presse elle, est restée silencieuse… Seul Caijing a publié un article sur le procès, avant de disparaître lui aussi.

Après 10 heures d’audience, le procès a finalement été ajourné. Les avocats de la jeune fille réclament la récusation des trois juges, un procès public et que l’accusé soit présent – une tactique dilatoire pour espérer reprendre l’avantage… Si la cour donne raison à Xianzi, le procès aura valeur d’exemple pour d’autres victimes. Si ce n’est pas le cas, il marquera tout de même l’histoire comme l’un des premiers procès #MeToo, et permettra de révéler les insuffisances de la justice.

Même si le mouvement MeToo a libéré la parole de certaines victimes, notamment sur les campus universitaires, son impact en Chine est resté limité pour plusieurs raisons. Il a d’abord un aspect culturel qui veut qu’une femme « vertueuse » doive se plier aux désirs des hommes, surtout lorsqu’ils sont plus âgés. Il y a aussi le fait que le harcèlement sexuel reste tabou et est perçu comme une chose dont la victime devrait avoir honte. Il a également un aspect politique, intimement lié aux « caractéristiques chinoises ». Le Parti étant essentiellement dirigé par des hommes, il protège une certaine élite masculine, qu’ils soient politiques, présentateurs TV, hommes d’affaires… De plus, les autorités perçoivent le féminisme comme un concept « néfaste » importé de l’Occident et soupçonnent les groupes de défense des droits des femmes (comme d’autres ONG) d’être financés par des « forces étrangères hostiles ». Le degré de tolérance du gouvernement vis-à-vis de ce genre d’activisme populaire n’a d’ailleurs cessé de s’amenuiser depuis l’arrivée de l’actuel Président au pouvoir. En 2015, cinq militantes étaient détenues plus d’un mois pour avoir envisagé de distribuer des stickers visant à sensibiliser sur le harcèlement dans les transports en commun.

Sans surprise, le nombre de cas de harcèlement sexuel qui ont été portés devant les tribunaux chinois entre 2010 et 2017 est anecdotique. Selon le centre pékinois « Yuanzhong Gender Development », sur les 50 millions de verdicts rendus publics, seulement 37 sont liés à des affaires de ce type. Parmi ces 37 cas, seuls deux sont initiés par des victimes contre leurs agresseurs présumés. Ces deux affaires ont finalement été classées sans suite par manque de preuves.

Reflet d’une lente évolution des mentalités, la Chine a intégré en mai dernier une première définition légale du harcèlement sexuel dans son code civil, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2021. Même si le texte présente bien des lacunes, c’est un premier pas.

Autre signe encourageant : la récurrence ces derniers mois sur les réseaux sociaux des débats autour de sujets « féministes », comme les tabous autour de la menstruation, le manque d’accès aux protections périodiques, la parité homme-femme, les violences conjugales ou encore les féminicides. C’est le signe d’une lente prise de conscience, notamment de la part des nouvelles générations.


Culture : Les orchestres symphoniques, au diapason
Les orchestres symphoniques, au diapason

C’est un paradoxe de belle grandeur : alors qu’en Europe, les orchestres symphoniques doivent lutter pour ne pas disparaître, en Chine leur nombre  est passé de 30 à 80 entre 2009 et aujourd’hui. Les 1 499 salles de 2009 sont devenues 2 478 (2018), et 200 autres sont en projets. D’après l’office statistique de Chine, les 6 139 « ensembles de performance musicale » de 2009 ( regroupant les orchestres en tous genres des 32 provinces) ont presque triplé de 2009 à 2018, à 17 123. Les budgets des orchestres font bien plus fort, bondissant de 130 millions d’euros de rentrées en 2009 à 1,6 milliards en 2018, soit 11 fois plus.

Dans ce dernier chiffre, un détail fait pourtant lever les sourcils : seuls 472 millions d’euros proviennent de la billetterie (25%), tandis que les subventions, à 40 millions d’euros, font à peine plus de 2%. Ce que cela implique, est qu’en moins de 10 ans, une part majeure du revenu des orchestres a été trouvée ailleurs, hors des salles de concert. Ils se sont mis à produire pour des pubs, des séries télé, ou des événements d’entreprises. Ainsi en 10 ans les orchestres, au départ biberonnés par l’Etat, se sont soudain pris en main pour aller vers le marché et y placer des produits musicaux nouveaux.

L’équipement suit la tendance. Aux quatre points cardinaux du pays, les salles bourgeonnent. Les villes ont l’argent, et veulent le meilleur : des architectes internationaux tels Paul Andreu (NCPA, Pékin),  J.M. Charpentier (Shanghai), de Portzamparc (Suzhou) ou Zaha Hadid (Canton).

Un autre allié de ce boom a été le système scolaire post-Mao, plébiscité par les parents, qui font vivre les écoles par les droits d’inscription. Tout jeune chinois doit recevoir durant ses 9 ans de scolarité obligatoire une à deux heures d’instruments et/ou de solfège. Très souvent, les parents y ajoutent des cours particuliers. Résultat, le pays pourrait compter selon certains 50 millions de jeunes pianistes.

Au niveau supérieur, la nation comporte 11 conservatoires d’excellente qualité tel à Pékin, le Conservatoire « central » (35ème mondial), et des écoles ou facultés de musique dont celle de Nankin qui se classe quatrième nationale ! A ces écoles doivent s’ajouter celles de l’APL (armée populaire de libération), dont un établissement présidé jusqu’à hier par Peng Liyuan, l’épouse de l’hyper-président Xi Jinping – une école gâtée au plan budgétaire, et drainant les meilleurs espoirs.

Seule lacune dans ce système, la formation en direction d’orchestre ne suffit pas : typiquement, un chef chinois a la charge de 2 à 3 orchestres, sur autant de villes, ce qui le fait partager sa vie entre les salles de répétition et les TGV ou avions.

Selon Guillaume Molko, violoniste solo depuis 2013 à l’orchestre symphonique de Shanghai, le niveau technique des instrumentistes est excellent : les Chinois travaillent beaucoup, avec pour seule limitation une difficulté individuelle à s’affirmer et interpréter. C’est que l’école socialiste décourage les individualités. Les débutants ont aussi bien du mal à respecter la discipline, chacun étant tenté de jouer « en cavalier seul », couvrant le son des autres. « C’est humain, dit Molko, chacun au départ, rêve d’être Lang Lang ou Yoyo Ma…“.  

Le public des salles de concert chinoises est très jeune, 15 à 30 ans en moyenne, résultat des cours particuliers suivis par les jeunes, qui leur font « comprendre » cette musique, contrairement à leurs parents. Face à l’orchestre, leur attitude a aussi radicalement changé : aujourd’hui, on applaudit, on  réclame un « bis », on  lance un bouquet sur la scène !

Dans cette chevauchée fantastique de la musique, le rôle de l’Etat est par force écrasant. Un « comité artistique » choisit en principe le répertoire, mais il est cornaqué par la cellule du Parti qui, selon une source, «  veille à prévenir les velléités de déviation avec la ligne du moment ». De ce fait, la programmation manque d’audace, faisant penser aux choix qu’on faisait en Europe au début du siècle, et souvent censurée d’œuvres où l’aspect religieux est trop explicite. Les auteurs russes abondent, Moussorgski ou Rachmaninov, suivis des allemands – Beethoven, Mahler, Strauss. Les Français sont en retrait, note Molko, avec des maîtres tels Ravel ou Debussy.

Une musique classique purement locale émerge, encouragée par le Parti. En 2018 au NCPA par exemple, un très curieux ensemble de 60 instrumentistes en noir, queues de pie pour les messieurs, robes longues pour les dames, exécutait des transcriptions d’airs folkloriques. Les instruments étaient 100% chinois, « erhu » (violon à deux cordes), « guzheng » (cithare horizontale), tambourins et fifres. L’intention était claire : inventer une musique nationale dans laquelle les chinois puissent s’identifier. Evidemment une création de commande, le concert se voulait une alternative à la musique occidentale. Il eut du mal à convaincre, vue l’absence d’harmonie et le recours unique à la mélodie répétée tour à tour par chaque pupitre.

On le voit, pour éviter la « pollution spirituelle » venue de l’Occident, le Parti veut maintenir le classique sous étroit contrôle. Jusqu’à présent, cette partition malaisée imposée par le régime reste acceptable pour le milieu professionnel, au nom du bond en avant prodigieux qu’il vit. Au vu des années fastes que traverse ce monde de la muse lyrique, gageons que le compromis restera en place, longtemps encore.

Par Eric Meyer


Podcast : 3ème épisode des «Chroniques d’Eric» : Hukou pubu – La Cascade du Tigre sur le Fleuve Jaune
3ème épisode des «Chroniques d’Eric» : Hukou pubu – La Cascade du Tigre sur le Fleuve Jaune

Venez écouter le troisième épisode des « Chroniques d’Eric », journaliste en Chine de 1987 à 2019 et fondateur du Vent de la Chine.

Cette fois, c’est vers un tout autre « tigre » et un autre fleuve que je vous entraîne, vers les chutes du Hukou ou de la gueule du tigre sur le Fleuve Jaune. Or durant cette promenade, il nous sera donné de découvrir une erreur d’idéogramme – à moins qu’il ne s’agisse d’un jeu de mot consciemment assumé. Ce détail va nous permettre un écart dans les méandres de l’âme chinoise, de ses espoirs, de ses angoisses, et l’on aboutira même en fin de parcours à un principe politique du régime. Tout cela sera lu à travers les  bouillons et les marmites du diable de cette artère fluviale. Et ce sera au fond normal : le  Fleuve Jaune s’impose comme le cours d’eau le plus souvent associé à la culture antique de l’Empire du Milieu ! 

Suivez dès à présent les « Chroniques d’Eric » via le flux RSS ou sur Apple Podcast !

3ème épisode des « Chroniques d’Eric » : Hukou pubu – La Cascade du Tigre sur le Fleuve Jaune

 
 

Petit Peuple : Wulou (Shandong) : Les funérailles mouvementées du Père Li (3ème partie)
Wulou (Shandong) : Les funérailles mouvementées du Père Li (3ème partie)

Un cadavre subtilisé cause une tempête dans une famille de Wulou (Shandong). Avec son cousin Li Liang (le secrétaire du Parti), Zhende l’aîné des fils (et son prédécesseur dans le poste) mène l’enquête.Il vient de comprendre que c’est Wang Ling, le chef du district dans lequel ils avaient enterré le corps, qui a vendu la mèche à propos de la présence de la tombe.

Prochaine étape, la fratrie était pressée de découvrir qui avait déterré le père. Li Liang alors, recourut à une ruse, en prétendant se renseigner auprès du secrétaire Wang Ling, l’air innocent, sur les pratiques locales d’inhumation au Henan : « à Lizhuang, le fossoyeur local portait-il des gants ? » Sans malice, Wang Ling admit que c’était le cas – et ce faisant, il tomba dans le piège. En effet, si au Shandong on maniait les morts à mains nues, dans le Henan en revanche on redoutait de toucher la dépouille d’un être décédé en raison d’une croyance issue du fond des âges. Ainsi, Li Liang comprit que le profanateur du vieux Li Chenbin ne pouvait être que Liu Qinghua, le croque-morts de Lizhuang. C’était très choquant : le même homme avait été payé par la fratrie pour l‘enterrer trois mois plus tôt !

Sur ce, les trois frères et le maire de Wulou rendirent visite à Liu Qinghua à Shangqiu (Henan), où était cise son agence remplie d’énormes couronnes blanches en papier crépon. Arrivant vers 10h, ils la trouvèrent fermée. Au bout de deux heures, ayant rattrapé l’entrepreneur baguenaudant au marché, ils le sommèrent d’avouer son forfait. Comme prévu Liu nia, mais ses poursuivants sortirent leur botte secrète : au bureau de China Telecom où ils le trainèrent, ils sortirent un ordre de police leur permettant d’éplucher le compte de son numéro de portable. Et bingo, les 29-30 mars 2019, jours de l’exhumation, Liu Qinghua avait eu cinq échanges avec un certain Liu Chun, son homologue au crématorium de Wulou. Après cette fracassante révélation, Liu Qinghua n’avait plus qu’à tout déballer ! Ce jour-là, il avait reçu de Liu Chun l’offre de se rendre à Lizhuang déterrer un cadavre, pour 1 200 yuans. L’émetteur de l’ordre était Wang Ling qui, outre secrétaire à Lizhuang, se trouvait être son beau-frère. C’était donc une mission à laquelle on ne pouvait dire non. Le 30 mars 2019 donc, au volant du fourgon du crématorium de Wulou, il avait parcouru les 40km jusqu’à la sépulture. Il y avait retrouvé Liu Chun et Wang Ling. Ce n’était qu’en pelletant – affirma-t-il-, qu’il s’était rendu compte qu’il était en train de déterrer l’homme enseveli par lui-même trois mois plus tôt. Mais il était dès lors trop tard pour faire marche arrière.

Tout en chargeant avec Liu Chun le corps dans son fourgon, Liu Qinghua remarqua une autre étrangeté : dans sa main, Wang Ling ne palpait pas une, mais deux cartes d’identité, dont une au nom bien féminin ! N’y comprenant rien, il demanda à son beau-frère de quel sexe avait été le (ou la) disparu(e)… L’autre ne daigna pas répondre.

Interrogé le lendemain par les frères, Liu Chun multiplia les réponses dilatoires : « tout a été monté par Li Liang le secrétaire… je ne suis qu’exécutant ! » Peut-être pour alléger le poids de sa faute, Liu Qinghua lui, dévoila une autre anomalie : suite à la crémation de Li Chenbin à Wulou sous l’identité de la vieille maman de Wang Hongzhan, il avait dû remettre ses cendres non à la famille comme il eût été normal de le faire, mais aux mains du secrétaire de Lizhuang, qui les avait rapportées chez lui au Henan…  

Epilogue…

Le 29 avril 2020, pour « trafic de cadavres », le juge inculpa Liu Qinghua et Liu Chun, fossoyeurs respectifs de Lizhuang (Henan) et de Wulou (Shandong), et les secrétaires Wang Ling et Li Liang.  Elle laissa dans l’ombre un autre acteur du drame : l’administration des funérailles qui conditionnait les promotions des cadres au respect des quotas de crémation. Lesquels cadres en tiraient des profits. Wang Ling et Li Liang ont été loin d’être les seuls à le faire : entre fin 2019 et début 2020 au Shandong, les crémations dépassent de 20% les décès, signifiant qu’en plus des morts récents incinérés, les cadres font aussi sortir de terre en grand nombre les corps inhumés pour repasser par le crématorium… L’autorité se justifie, au fait que la fin justifie les moyens : chaque cadavre incinéré libère de la terre agricole, pour mieux nourrir le peuple. Les familles ne perdent pas tout : elles récupèrent les cendres, comme les fils de Li Chenbin ont retrouvé les siennes. Certes à mi-voix, les fils objectent que l’urne ne contient peut-être pas celles de l’auteur de leurs jours… Comme quoi l’enfer est dans les détails – ou dans les « cendres qui volent et la fumée qui se dissipe » (灰飞烟灭, huīfēi yānmiè)  !