Géopolitique : Avec la nouvelle Première ministre japonaise, le retour des « Abe-geopolitics » pour la Chine

Avec la nouvelle Première ministre japonaise, le retour des « Abe-geopolitics » pour la Chine

Le Parlement japonais a élu, le 21 octobre, plusieurs semaines après sa nomination à la tête du Parti libéral-démocrate (PLD), son nouveau Premier ministre : Sanae Takaichi, la première femme à occuper ce poste au Japon. Dans un pays longtemps dominé par les hommes politiques, son ascension semble briser « un plafond de verre ». Cette impression est renforcée par le fait que la nouvelle ministre des Finances, Satsuki Katayama, est elle aussi, pour la première fois, une femme.

C’est assez remarquable pour être souligné dans un pays où les femmes n’occupaient qu’environ 10 % des sièges au Parlement en 2024 (par comparaison, en France, l’Assemblée nationale compte 36,1 % de femmes). De fait, le Japon, quatrième économie mondiale, se classe en 2025 118ᵉ sur 148 pays en matière d’égalité des sexes – le plus bas niveau parmi les pays du G7. Mais le pays pourrait faire figure de « progressiste » par rapport à la Chine : on compte 30 femmes parmi les 376 membres titulaires et suppléants du Comité central (7,9 %) et aucune femme n’a jamais siégé au Comité permanent du Politburo (CPP), l’organe décisionnel suprême du pays.

Toutefois, à 64 ans, Takaichi reste l’une des personnalités les plus conservatrices du PLD, parti de droite. Sa nomination ne devrait donc pas se traduire par une politique plus « genrée » : la nouvelle Première ministre défend les rôles « traditionnels » de genre, s’oppose au mariage homosexuel et soutient une succession exclusivement masculine au trône impérial.

Sur le plan stratégique, Takaichi se présente comme la digne héritière de Shinzo Abe, soulignant qu’elle avait obtenu son soutien lors de l’élection à la direction du parti en 2021. En termes géopolitiques, l’héritage d’Abe devrait constituer la boussole de la politique internationale de Sanae Takaichi. Sa politique étrangère avait rehaussé la position internationale du Japon et laissé une empreinte réelle sur la géopolitique de la région Asie-Pacifique.

Tout d’abord, Abe a joué un rôle crucial dans la conclusion de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (CPTPP) après le retrait des États-Unis des négociations initiales du TPP. Le CPTPP est une réalisation majeure de son mandat : répondant au besoin d’intégration économique en Asie-Pacifique, il vise à contrebalancer l’influence chinoise au sein du Partenariat économique régional global (RCEP).

Deuxièmement, Abe fut l’un des premiers dirigeants du G7 à reconnaître la menace que représentait le Parti communiste chinois pour les alliés des États-Unis.

Troisièmement, Abe est à l’origine de la « stratégie indopacifique ». En novembre 2019, le Département d’État américain publiait un rapport intitulé « Un Indopacifique libre et ouvert : promouvoir une vision commune », rendant hommage au créateur du concept :

« La vision et l’approche des États-Unis dans la région indopacifique s’alignent étroitement sur le concept d’Indopacifique libre et ouvert du Japon […] Pékin ne tolère pas la dissidence, contrôle agressivement les médias et la société civile, et réprime brutalement les minorités ethniques et religieuses. De telles pratiques, que Pékin exporte vers d’autres pays grâce à son influence politique et économique, sapent les conditions qui ont favorisé la stabilité et la prospérité dans la région indopacifique pendant des décennies. » Sous l’impulsion d’Abe, la stratégie indopacifique a permis la relance du dialogue quadripartite sur la sécurité entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde (le Quad).

Sous l’impulsion d’Abe, cette stratégie a permis la relance du dialogue quadripartite sur la sécurité entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde (le Quad).

Sanae Takaichi devrait poursuivre ce positionnement géopolitique. Dès son discours de politique générale, elle s’est engagée à « tout mettre en œuvre » pour obtenir les fonds nécessaires à l’augmentation de la part des dépenses de défense dans le produit intérieur brut (PIB) à 2 % pour l’exercice budgétaire en cours. Une position relayée par la nouvelle ministre des Finances, Satsuki Katayama, affirmant que « le Japon connaît l’environnement sécuritaire le plus difficile au monde et doit mettre en œuvre les mesures nécessaires » — avant de conclure, de manière emphatique, que « l’existence même de la nation est désormais en jeu ».

Le gouvernement chinois s’est empressé de crier au loup — bien aidé par certains médias occidentaux qui présentent Takaichi comme une ultra-militariste hypernationaliste. Certes, en pourcentage, le 2 % japonais est supérieur au 1,7 % du PIB officiellement consacré à la défense par la Chine. Mais cette proportion n’a de sens que si l’on accepte les chiffres officiels chinois : son budget de la défense est de 247 milliards de dollars en 2025, tandis que l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) l’estime entre 318 et 471 milliards de dollars. En valeurs absolues, la Chine dépense donc environ cinq fois plus que le Japon pour sa défense — et sept fois plus que la Corée du Sud.

Sur les réseaux sociaux chinois, Takaichi est qualifiée d’« anti-Chine ». Ses détracteurs l’accusent de diffamer Pékin, de nier le massacre de Nankin et d’attiser la controverse autour de Taïwan. Les analystes chinois redoutent qu’elle ne remette en cause leurs « trois lignes rouges » : Taïwan, les différends territoriaux et l’interprétation historique. De fait, avec Takaichi, Taïwan devrait rester un point sensible dans les relations sino-japonaises : une semaine seulement avant sa confirmation, elle avait qualifié Taïwan d’« ami cher » et adressé une lettre manuscrite au président Lai Ching-te, accompagnée d’une délégation de parlementaires japonais.

Si Takaichi poursuit l’héritage d’Abe, le Japon devrait donc renforcer ses capacités militaires, approfondir ses partenariats stratégiques dans la région indopacifique et s’affirmer avec davantage de détermination dans les affaires régionales.

Par Jean-Yves Heurtebise

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