
Si la stratégie américaine a été pendant longtemps de séparer la Chine et la Russie, il y a une stratégie russe qui existe au moins depuis aussi longtemps qui est de séparer les Etats-Unis de l’Europe. « L’amitié sans limite » déclarée et célébrée le 4 février 2022 entre Vladimir Poutine et Xi Jinping a fait de cette stratégie de diviser Bruxelles et Washington une priorité commune. C’est dans cette perspective qu’il convient de lire et déchiffrer leurs actions géopolitiques de Pékin et de Moscou, à la fois en ce qui concerne l’Ukraine et en ce qui concerne Taïwan.
Car l’aide que la Chine ne cesse d’apporter à la Russie, malgré tous ses dénis, doit se comprendre aussi dans le cadre d’une autre invasion à venir contre un autre pays souverain. Aujourd’hui, les villes ukrainiennes sont bombardées par des vagues de drones, parfois plus de 800 en une seule nuit, d’abord modelés sur les modèles Shahed pourvus par l’Iran mais qui intègre désormais des récepteurs GPS chinois équivalents aux récepteurs Kometa-M à ces systèmes, les rendant plus difficiles à brouiller et plus précis sur leurs cibles. En mai, la Chine a coupé l’Ukraine de l’approvisionnement essentiel en drones Mavic tout en maintenant le pipeline ouvert pour Moscou.
Par ailleurs, les services de renseignement de Kiev affirment que la Chine a fourni à la Russie des données satellitaires pour l’aider à guider ses frappes de missiles sur l’Ukraine, notamment contre des installations appartenant à des entreprises étrangères. Le 25 septembre, des experts chinois en drones se seraient rendus en Russie pour travailler avec le fabricant d’armes IEMZ Kupol, et auraient contribué au développement de nouveaux modèles. Selon le média ukrainien Militarnyi, lors de l’attaque massive de missiles et de drones russes du 5 octobre, au moins trois satellites de reconnaissance chinois de la série Yaogan-33 ont survolé l’ouest de l’Ukraine, principale cible de l’attaque. Début 2025, environ 80 % de l’électronique critique des drones en Russie sont d’origine chinoise.
La Chine fournit également directement des machines-outils, des produits chimiques spéciaux, de la poudre à canon et d’autres composants à une vingtaine d’usines militaires russes. La fourniture par la Chine d’équipements et de technologies à double usage permet à la Russie de reconstituer ses capacités militaires, pour continuer sa guerre d’usure contre Kiev.
Si l’on ajoute la Corée du Sud à l’entente Moscou-Pékin, il est de plus en plus évident que l’Ukraine est le champ d’essai des régimes autoritaires pour exporter la guerre ailleurs en Europe ou en Asie : les régimes autoritaires apprennent, s’adaptent et s’aident mutuellement. Selon Oleh Aleksandrov, porte-parole du Service ukrainien de renseignement extérieur : « Les fabricants chinois (…) utilisent des sociétés écrans, changent de nom et font tout pour éviter d’être soumis au contrôle des exportations et d’être sanctionnés pour leurs activités ».
Au-delà de l’Ukraine, c’est l’Europe qui est visée par une guerre hybride menée par la Russie et dont les témoignages les plus récents sont les survols incessants de drones perturbant le trafic aérien européen. Mais aussi, les avions de combat russes qui ont violé l’espace aérien estonien et les coupures de câbles dans la Baltique dans lesquels des navires chinois sont d’ailleurs impliqués. On assiste enfin à une symbiose croissante entre les campagnes de désinformation russes et chinoises. Le but est de renforcer les régimes illibéraux en Europe : Serbie, Hongrie, Slovaquie et de séparer l’Europe de l’Est de l’Europe de l’Ouest.
De façon générale, la guerre en Ukraine est une aubaine pour Pékin : elle permet de concentrer les forces européennes sur l’Ukraine et d’alimenter les divisions entre Bruxelles et Washington.
Mais l’alliance stratégique entre les deux pays doit se comprendre comme une garantie mutuelle : ce n’est pas simplement la Chine qui aide la Russie en Ukraine pour affaiblir l’Europe et occuper l’OTAN, mais c’est aussi la Russie qui l’aide en donnant un terrain d’essai à leur coopération et en détachant l’Amérique de Trump de l’Europe. L’aide militaire est donc réciproque.
En 2019, Vladimir Poutine avait annoncé que son pays allait aider la Chine à construire un système d’alerte aux attaques de missiles, dont seuls les États-Unis et la Russie disposent. Ce système fournit des données pour la défense antimissile balistique et des informations sur les objets spatiaux. La mise en place d’un tel système renforcerait considérablement les capacités de dissuasion nucléaire de la Chine, réduisant ainsi l’avantage des États-Unis dans ce domaine. Le rapport TASS de 2020 indique que la Chine et la Russie ont réalisé des progrès dans la mise en place du système, mais sans calendrier précis pour son achèvement.
Les deux pays coopèrent également sur le développement de sous-marins. En 2020, les médias d’État russes ont annoncé que Moscou et Pékin travaillaient sur une nouvelle génération de sous-marins non nucléaires. La collaboration dans ce domaine va au-delà des sous-marins non nucléaires. Selon un rapport de 2023, la Chine s’est appuyée sur la technologie russe pour améliorer le silence de son nouveau sous-marin nucléaire lanceur d’engins Type 096. De plus, une analyse de 2025 a émis l’hypothèse que le sous-marin hybride nucléaire chinois Type 041 pourrait avoir bénéficié d’un soutien technique russe.
La Chine et la Russie développent également conjointement un hélicoptère de transport lourd avancé : un hélicoptère de la catégorie des 40 tonnes, capable de transporter 15 tonnes sur élingue externe, doté d’une autonomie de 630 kilomètres et d’une vitesse de pointe de 300 km/h.
En effet, bien que les domaines dans lesquels la Russie surpasse la Chine en termes de capacités militaires se réduisent, Moscou possède une expérience pratique et des capacités de manœuvre aérienne qui font défaut à la Chine. L’industrie de la défense chinoise dépend toujours de moteurs russes pour ses avions.
Selon les contrats obtenus par le groupe d’hacktivistes Black Moon, la Russie a accepté en 2023 de fournir à l’APL un ensemble complet d’armes et d’équipements pour équiper un bataillon aéroporté. Les accords prévoient le transfert de systèmes de parachutes spéciaux « Dalnolyot », conçus pour le largage de charges allant jusqu’à 190 kg depuis une altitude maximale de 32 000 pieds, avec une portée de 30 à 80 km selon la charge. L’équipement acheté aux Russes est compatible avec les avions de fabrication russe équipés de plateformes d’atterrissage et de parachutage, utilisées pour l’atterrissage de véhicules « en convoi ».
Tout cela doit se comprendre dans le fait qu’une opération amphibie de grande envergure sera nécessaire pour envahir Taïwan : le débarquement rapide par voie aérienne et navale de matériel militaire et humain demandera des moyens logistiques importants et avancés.
Plus la Chine et la Russie se rapprochent, plus la probabilité du scénario « Ukraine aujourd’hui, Taïwan demain » se renforce.
Sommaire N° 32-33 (2025)