Technologies & Internet : L’hiver de TikTok et le printemps de Xiaohongshu

L’hiver de TikTok et le printemps de Xiaohongshu

C’est une saga qui n’en finit pas. Le 19 janvier, TikTok, le réseau social le plus téléchargé au monde, est devenu indisponible aux États-Unis, affichant le message d’erreur suivant : « désolé, TikTok n’est pas disponible pour l’instant« . En effet, le Congrès a adopté en avril 2024 un texte contraignant la maison-mère de TikTok, ByteDance, à vendre ses activités américaines d’ici cette date butoir, sous peine d’interdiction du réseau social aux Etats-Unis. Les élus américains ont justifié cette décision par crainte de voir les données et contenus des utilisateurs américains exploités par les autorités chinoises, soupçonnées d’espionnage.

Sauf que ByteDance a toujours réfuté avoir accordé l’accès à ces données au gouvernement chinois et a jusqu’ici systématiquement refusé de céder sa filiale américaine, même si plusieurs investisseurs se sont déjà montrés intéressés. La valeur de TikTok US serait estimée entre 40 et 50 milliards de $.

En guise d’alternative, son PDG, le Sinpapourien Shou Zi Chew, avait proposé en mars 2024 d’héberger toutes les informations liées aux 170 millions d’utilisateurs américains sur les serveurs de la société texane Oracle, sans parvenir à convaincre un Congrès particulièrement hostile. Ce courageux plaidoyer lui avait tout de même valu l’admiration et le respect des internautes chinois.

Depuis que la Cour Suprême a rejeté l’appel du groupe le 17 janvier, le sort de l’application préférée des jeunes Américains semble désormais entre les mains de Donald Trump, qui prendra officiellement ses fonctions à la Maison Blanche le 20 janvier. Partisan de l’interdiction pure et simple de Tiktok durant son premier mandat, le président élu a depuis changé d’avis et promis de sauver la plateforme. Il pourrait par exemple, via un de ses « executives orders », accorder un répit supplémentaire de 90 jours à l’application et ainsi permettre à ses propriétaires de trouver un accord avec un repreneur américain.

Pourquoi pas Elon Musk, qui se trouve à la fois être l’un des plus fidèles soutiens de Donald Trump, le propriétaire de X (ex-Twitter), et une personnalité appréciée par Pékin depuis qu’il a installé l’une de ses « gigafactory » à Shanghai ? Bloomberg et d’autres médias rapportent que ce scénario serait envisagé par les autorités chinoises, information toutefois réfutée par les principaux intéressés.

En attendant, pour exprimer leur mécontentement, les utilisateurs américains se sont rués sur une autre application chinoise, Xiaohongshu (littéralement « Petit livre rouge »). Ils seraient au moins 3 millions à avoir franchi le pas en une semaine. C’est ainsi que « l’Instagram chinois », connu sous le nom de RED à l’étranger, serait devenu l’application la plus téléchargée du moment sur iPhone aux USA, devant un autre réseau social chinois auparavant peu connu, Lemon8, également développé par Bytedance.

Malgré la barrière de la langue (RED est uniquement disponible en mandarin), cet afflux a donné lieu à des échanges candides et plutôt enthousiastes entre utilisateurs chinois et « réfugiés TikTok » (tel qu’ils se sont eux-mêmes surnommés), réunis sur une seule et même plateforme pour la première fois depuis bien longtemps. Il faut rappeler que Facebook, X, Instagram, Whatsapp et consorts sont bannis en Chine depuis parfois plus de 15 ans. « Est-ce que les salaires baissent aussi aux USA » ? « Est-ce que vous devez aussi rattraper des jours de travail après vos vacances nationales ? » « Est-ce vrai qu’aux Etats-Unis, les rues sont remplies de sans-abris ? ». Autant de questions posées sur RED par des utilisateurs chinois à leurs nouveaux « amis » américains, qui ignorent pour la plupart que cette plateforme au contenu plutôt orienté lifestyle, mode et voyages, est soumise – tout comme le reste de la sphère numérique chinoise – à des règles de publication extrêmement strictes. 

« Rappel amical : sur les réseaux sociaux chinois, ne pas discuter de certains sujets sensibles, comme la politique, la religion ou la drogue », écrit un utilisateur basé dans le Guangdong. Cela tombe bien, les « réfugiés Tiktok » ne sont pas venus sur RED pour critiquer le gouvernement chinois ni pour s’enquérir des problèmes de liberté d’expression dans l’Empire du Milieu, mais seulement exprimer leur désaccord face à l’interdiction potentielle de TikTok aux USA.

L’ironie de la situation n’aura échappé à personne : voir des internautes américains protester contre le contrôle de leur réseau social préféré sur une plateforme chinoise encore plus surveillée, ne manque pas de sel.

Les autorités chinoises, elles, sont tiraillées face à ces improbables « retrouvailles ». D’un côté, cela s’inscrit dans la promotion des « échanges culturels entre les peuples » voulus par le gouvernement chinois, qui reste désireux de projeter une image d’attractivité et d’ouverture sur le monde ; de l’autre, ces interactions spontanées et sans filtres entre ses ressortissants et des citoyens d’une puissance rivale, le mettent mal à l’aise, craignant que les conversations ne dérapent.

Cette situation s’est déjà produite en 2021, dans le sens inverse cette fois, lorsque des internautes chinois affluèrent sur un réseau social vocal américain prénommé Clubhouse (suite à la participation d’Elon Musk) et prirent part à des discussions sur des sujets controversés en Chine (camps de rééducation au Xinjiang, les manifestations prodémocratie à Hong Kong, homosexualité…). Il n’aura fallu qu’une semaine aux censeurs chinois pour intervenir et bloquer l’application.

Dans le cas de Xiaohongshu, les autorités auraient déjà demandé aux propriétaires de l’application de s’assurer que les utilisateurs basés en Chine ne puissent pas voir les publications des utilisateurs hors frontières, comme c’est déjà le cas pour TikTok, plateforme dédiée à un public international, et Douyin, uniquement destiné aux utilisateurs derrière la « Grande Muraille de Feu ».

Même si ce « printemps » de Xiaohongshu devrait vite prendre fin, cet épisode reste remarquable pour la rare occasion qu’il offre aux citoyens des deux pays d’interagir ensemble sans que leurs gouvernements respectifs n’interviennent ou ne tentent de manipuler leur opinion. Il permet également de réaliser à quel point les deux peuples ont une méconnaissance l’un de l’autre. Quant à l’avenir de TikTok aux Etats-Unis, la messe est loin d’être dite…

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