
Alors que les risques pesant sur l’avenir de la civilisation humaine n’ont jamais été aussi grands, que les événements climatiques extrêmes se multiplient et s’intensifient, que l’homme a cédé son pouvoir décisionnaire à des machines qu’il a nommé « intelligentes » dans l’acception servile de sa propre bêtise, les grandes puissances sont entrées dans une phase terminale à la fois d’intense compétition entre elles et d’exploitation sans fard des nations les plus faibles.
Ainsi, au moment où la Chine organise un défilé militaire qui s’apparente à une « Despotic Pride », une « marche des fiertés autocrates » unissant Chine, Russie et Corée du Nord (ainsi qu’Iran, Biélorussie et d’autres), les Etats-Unis poursuivent une politique autodestructrice érodant la confiance des investisseurs et ébranlant leurs relations privilégiées avec les démocraties alliées.
Pour comprendre une telle convergence entre Pékin et Washington dans la destruction du système-Monde tel qu’établi après 1945, il faut en comprendre la nature. Les Etats-Unis ont, pendant 80 ans, joué le rôle d’assureur en dernier ressort des pays qui acceptaient ses règles politiques, ses standards technologiques, ses services monétaires et sa protection militaire. En échange de la garantie américaine, les Etats étaient libres de se développer au sein d’un système renforçant (par l’utilisation du dollar et l’achat de bons du Trésor) l’hégémonie géo-économique américaine.
La première menace à cet ordre mondial survint avec la crise pétrolière de 1973. Elle fut surmontée par la fin de la parité or-dollar et l’effrondrement du système de Bretton-Woods mis en place en 1944. La conséquence en fut un régime de changes flottants rendant possible des politiques mercantilistes comme celles pratiquées par le Japon : le pays devint la deuxième économie mondiale en 1980 et rivalisa alors avec l’Amérique. Mais son essor fut brisé par l’explosion de la bulle spéculative de 1986, induite par la dépréciation brutale du dollar et le rapatriement des capitaux japonais issus des Etats-Unis. La « décennie perdue » qui en résulta conduisit les investisseurs à chercher de nouveaux débouchés en Asie : en 1993, la Chine devint ainsi le deuxième plus grand bénéficiaire mondial d’IDE. La suite est 20 ans de croissance effrénée et l’émergence d’une nouvelle menace, décisive, à l’hégémonie américaine.
Pourquoi les deux acteurs qui ont le plus profité de la globalisation (depuis 1945 pour les Etats-Unis et depuis la création de l’OMC en 1995 pour la Chine) œuvrent-ils à la détruire ? La Chine, malgré tous ses discours sur le Sud Global, entend briser l’échelle qui lui a permis de monter avant que d’autres ne s’en servent. Pour les Etats-Unis, il est impératif que la Chine ne monte pas plus haut que ce que 30 ans de commerce hyper-mondialisé lui ont permis de réaliser.
Endettés au-delà du raisonnable dans un monde aux ressources limitées, les Etats-Unis se trouvent désormais dans » l’obligation « , pour financer leur « guerre » contre la Chine, de forcer les » alliés « à donner beaucoup plus en échange d’un peu moins : plus d’investissements et plus de taxes douanières en échange de moins de sécurité financière et militaire. Ce qui fragilise l’entente transatlantique, sans entraîner pourtant de rupture du fait de la dépendance énergétique, informationnelle et militaire de l’Union Européenne. Washington prend par-là en outre le risque de renforcer la puissance de la Chine dans la région Asie, en affaiblissant ses partenaires du Quad (Inde, Japon, Australie) et en pesant sur les économies des pays de l’ASEAN.
C’est dans ce contexte global qui a des allures de tournant historique qu’il faut comprendre la parade militaire du 3 septembre, qui vise à célébrer la défaite du Japon et sa reddition sous le coup des bombardements alliés et notamment des frappes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki le 6 et 9 août 1945. Rappelons que dans cette défaite du Japon, la Chine communiste joua un rôle modeste et que certains acteurs majeurs de cette défaite, les Etats-Unis mais aussi, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni et la République de Chine (« délocalisée » à Taïwan depuis 1949) n’étaient pas présents à la cérémonie en capacité officielle.
Plus de 12 000 soldats de l’Armée populaire de libération (APL) ont participé au défilé. Xi Jinping, a inspecté les troupes, son premier ministre, Li Qiang, était le maître de cérémonie et le général Han Shengyan, le commandant en chef du défilé.
Dans son discours d’ouverture, volontairement emphatique et passablement révisionniste, Xi a déclaré que « grâce à un immense sacrifice national, le peuple chinois avait apporté une contribution majeure au sauvetage de la civilisation humaine et à la sauvegarde de la paix mondiale ». Poursuivant sa fable messianique qui fait de la Chine le nouveau Sauveur de l’Humanité et son récit téléologique qui fait d’une Asie sinisée la destination historique du Monde, Xi a affirmé que le peuple chinois « se tient fermement du bon côté de l’histoire », que la Chine ne se laissera « jamais intimider par aucun tyran » car le « rajeunissement de la nation chinoise » est inarrêtable.
La liste des pays des chefs d’Etat et de gouvernement ayant assisté au défilé est certes impressionnante : Russie, Corée du Nord, Indonésie, Kazakhstan, Cambodge, Vietnam, Laos, Malaisie, Mongolie, Pakistan, Népal, Maldives, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizistan, Turkménistan, Biélorussie, Azerbaïdjan, Arménie, Iran, Congo-Brazzaville, Zimbabwe, Serbie, Slovaquie, Cuba, Birmanie. Elle dessine la carte des pays sous influence de Pékin et/ou dont les pratiques de gouvernance sont similaires aux siennes. La troisième armée du monde a fait étalage de sa puissance, ce qui ne semble pas gêner sa production de discours uniformément pacifistes.
La Chine avait un message à faire passer : elle est prête. Prête à toute éventualité qu’un changement de régime à la tête du monde pourrait entraîner. Prête à faire basculer le centre du monde de son côté. Mais le monde lui est-il prêt ? Le monde est-il prêt à ce choc des hégémons pour capter les ressources matérielles et intellectuelles des autres nations à leur profit ? Rien n’est moins sûr.
Sommaire N° 27 (2025)