Taiwan : Quand le Président Lai met en lumière le paradoxe russe de l’irrédentisme chinois

Quand le Président Lai met en lumière le paradoxe russe de l’irrédentisme chinois

Le 2 septembre 2024 restera sans doute comme un coup d’éclat stratégique dans la guerre psychologique du récit historique dans lequel s’affronte sans relâche Taïwan ou « République de Chine » (créée en 1912 après la révolution de 1911 sur les cendres de l’Empire mandchou Qing) et la « République Populaire de Chine » (créée en octobre 1949 par Mao Zedong conduisant au repli définitif du KMT de Tchang Kai-chek à Formose).

Ce jour-là, William Lai, 8ème président de Taïwan depuis mai 2024 et troisième membre du Parti démocrate progressiste (DPP) à assumer cette fonction (après Chen Shui-bian entre 2000 et 2008 et Tsai Ing-wen entre 20016 et 2024), a tenu les propos suivants lors d’une interview télévisée marquant ses 100 jours au pouvoir :

« L’intention de la Chine d’attaquer et d’annexer Taïwan n’est pas motivée par les propos ou les actions d’une personne ou d’un parti politique à Taïwan. Ce n’est pas au nom de l’intégrité territoriale que la Chine veut annexer Taïwan … Si c’était au nom de l’intégrité territoriale, pourquoi ne reprendrait-elle pas les territoires occupés par la Russie qui ont été cédés par le traité d’Aïgoun ? La Russie n’est-elle pas actuellement dans sa position la plus faible » ?

Ce discours a suscité lui-même un grand nombre de commentaires à Taïwan, en Chine et dans la presse internationale, surtout anglophone (The Guardian, Newsweek, etc.), mais aussi en Ukraine (Pravda) et en Russie (Russia Today). Il est nécessaire de l’analyser point par point pour en comprendre les ressorts politiques, historiques et géopolitiques.

Premier point du discours : « l’intention de la Chine d’attaquer et d’annexer Taïwan n’est pas motivée par les propos ou les actions d’une personne ou d’un parti politique à Taïwan ». En affirmant cela, William Lai déplace habilement le centre de gravité de la question en dehors des rapports de force usuels entre les deux principaux partis politiques taïwanais : le Parti Démocrate Progressiste (DPP) et le Parti nationaliste (KMT). Son point est clair : il est illusoire de croire qu’une gouvernance KMT pourrait changer les vues néocoloniale et anti-indépendance de la Chine sur Taïwan et son archipel. Il est illusoire également de mettre la faute des tensions dans le détroit sur la présidence DPP et sur Lai en particulier.

Ce qui semble en partie vrai, si l’on prend en considération l’exemple philippin c’est que durant les 6 ans de la présidence du régime pro-Chine de Duterte (2016 à 2022), la Chine n’a modifié aucune de ses revendications sur les territoires marins de la Zone Économique Exclusive (ZEE) des Philippines et a construit l’arsenal de frégates, garde-côtes et pécheurs miliciens qui violent chaque jour les traités internationaux des Nations Unies relatifs aux lois de la mer (UNCLOS). Vouloir en remettre la faute sur le régime pro-US de Marcos Junior, c’est ignorer la continuité de la politique chinoise en mer de Chine méridionale depuis 15 ans.

Ce que dit Lai est pourtant aussi en partie inexact dans le sens où il est évident que, du point de vue des discours, une présidence DPP donne à la Chine plus de raisons de déployer sa propagande et ses intimidations. Pour autant, comme le dit Lai, cela ne changerait rien aux objectifs chinois et un gouvernement plus complaisant pourrait accélérer encore l’échéance en forçant le régime à se soumettre en exerçant un chantage armé à la paix : « accepte ma paix ou subit les conséquences de la guerre ». 

Deuxième point du discours : « Ce n’est pas au nom de l’intégrité territoriale que la Chine veut annexer Taïwan ». Si l’on considère l’exemple évoqué à analyser plus en profondeur du Traité d’Aïgoun, l’argument est sans appel. Par le traité d’Aïgoun signé en 1858 entre l’Empire russe et la dynastie mandchoue des Qing en Chine, la Russie a reçu plus de 600 000 kilomètres carrés (231 660 milles carrés) de ce qui été nommé par la suite la « Mandchourie extérieure ». A titre de comparaison, la superficie de Taïwan a été mesurée à environ 36 197 kilomètres carrés en 2022 (13 976 milles carrés). En reprenant à la Russie, « ses » territoires « injustement » perdus, la Chine « récupérerait » un territoire équivalent à 20 fois Taïwan !

Pourtant, il est aussi évident que l’intérêt d’une annexion territoriale ne se résume pas à un simple niveau quantitatif. Qualitativement, le PIB de Taïwan (nominal : 791 milliards USD ; PPA : 1,7 billion USD) est supérieur à celui de l’ensemble de la région asiatique de la Russie (nominal : 407 milliards ; PPA : 1,3 billion) qui couvre 13 100 000 km2, soit 361 fois la superficie de l’archipel formosan. Stratégiquement, le territoire taïwanais est un porte-avion insubmersible permettant de se projeter sur le Pacifique et d’encercler le Japon et les Philippines.

Troisième point du discours : « Si c’était au nom de l’intégrité territoriale, pourquoi ne reprendrait-elle pas les territoires occupés par la Russie qui ont été cédés par le traité d’Aïgoun ? » C’est sans doute sous cet aspect historique que le discours est le plus dérangeant, à la fois pour Moscou et pour Pékin, dans la mesure où la Russie comme la Chine ancrent leur pouvoir discrétionnaire et autoritaire sur un récit fantasmé de l’histoire mondiale moderne.

La Russie comme la Chine sont des Empires qui n’ont jamais connu ni voulu la décolonisation et dont les régimes sont définis par des objectifs de recolonisation interne et externe : sinisation forcée du Tibet, du Xinjiang et de Hong-Kong, avec Formose comme ligne d’horizon pour la Chine ; pour la Russie, série de conflits qui visent tout son espace frontalier européen, la Géorgie puis la Tchétchénie dans les années 1990 et 2000,  l’Ukraine avec la Crimée et le Donbass depuis 2014 et 2022.

Cette double stratégie de « pacification » frontalière de Moscou et Pékin ne pouvait se faire qu’à partir de la mise en sourdine de leurs tensions territoriales propres pour permettre une « amitié sans limite » scellée quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine. Pourtant, sur le plan historique, le traité d’Aïgoun fait partie intégrante de ses « traités inégaux » (du Traité de Nankin cédant Hong-Kong aux Anglais et ouvrant Shanghai au Traité de Shimonoseki cédant Formose au Japon en passant les Traités de Goulja, d’Aïgoun et de Saint-Petersbourg cédant de vastes territoires à la Russie) que la Chine n’a cessé de dénoncer depuis un siècle.

Ce que l’amitié sino-russe implique, comme le suggère le discours de Lai, c’est donc bien un usage calculé et opportuniste du trauma mémoriel, une manière de tenir les peuples dans le feu du ressentiment canalisé pour brûler les seules cibles que le pouvoir en place aura rendu légitimes. Dire que la situation n’est pas la même car la Russie et la Chine ont ensuite signé des accords statuant sur cette région montre en réalité que la Chine peut renoncer à des parties « historiques » de son territoire : si elle le fait avec la Russie, pourquoi pas avec l’Inde, le Japon, les Philippines et Taïwan ? C’est bien parce qu’il ne s’agit pas d’histoire, de mémoire, ou d’injustice mais de volonté de puissance géopolitique.

Par Jean-Yves Heurtebise

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