En ce printemps 1965, sortant du Bureau des mariages au bras de son époux, la jeune Jiao voyait l’avenir aussi prometteur que les jeunes pousses vertes qui ondoyaient dans les champs de son agriculteur de mari. Les horribles souvenirs des années de famine s’éloignaient et les vieilles du village le lui répétaient à l’envi : ses hanches pleines donneraient naissance à de beaux garçons pour assurer la lignée de sa belle-famille.
Au moment des foins, son ventre en obus annonçait déjà le futur héritier mais, à la surprise générale, une fille naquit. Qu’à cela ne tienne, le prochain serait un garçon affirma le mari qui décida de nommer sa fille aînée Zhaodi, qui veut dire « faire venir le frère ». La belle-mère de Jiao et ses amies prirent les choses en main. Elles réfléchirent à mille plans, cent méthodes (千方百计, qiān fāng bǎi jì) pour que Jiao enfante un fils, l’héritier tant attendu.
Au cours de sa seconde grossesse, Jiao suivit un régime alimentaire strict. Elle mangea plus d’aliments riches en potassium et sodium, évita au contraire ceux riches en calcium et magnésium supposément associés à la conception d’une fille. Jiao se priva de tofu et avala jusqu’à l’écœurement des soupes au radis blanc et ignames. Peine perdue, une deuxième fille pointa le bout de son nez, appelée Pandi c’est-à-dire « dans l’impatience d’un frère ». À peine remise de ses couches, familles et amis se répandirent en injonctions et recettes-miracles. La voici trop entourée d’énergie féminine, yin, Jiao devrait regarder des films, lire des livres mettant en scène des héros masculins pour s’entourer de yang, et augmenter ainsi la probabilité d’un bébé mâle. Est-ce pour cela que le bébé bougea tant pendant cette grossesse ? Était-ce un garçon ? Que nenni, une troisième fille, arrivée avec de l’avance, prénommée Wangdi, « dans l’espoir d’un frère », suivie moins de dix-huit mois plus tard par une quatrième, Xiangdi, « penser au frère », conçue à la hâte dans l’espoir de prendre de court les esprits farceurs qui s’acharnaient à leur envoyer des filles.
Les vieilles du village revinrent à la charge. On bourra Jiao de bananes, riches en potassium et dont la forme symbolisait le sexe tant désiré ; elle fut priée de porter des sous-vêtements rouges, ils accueillirent deux chiens à la ferme, censés augmenter les chances d’avoir un garçon mais catastrophe ! elle croisa plusieurs fois des chats noirs pendant la période de conception, mauvais présage… Une cinquième petite fille vit le jour à la consternation générale. « Il faut l’appeler d’un prénom de garçon, insistaient les vieilles. Le charme sera rompu et le prochain, le 6 porte-bonheur, sera un garçon ! » Jiao hésita puis refusa, ne permettant à son époux qu’un peu plus d’autorité dans le prénom, il trouva Laidi, ce qui veut dire « un frère est en route ».
La chance serait avec eux pour ce numéro 6. On plongea Jiao dans des bains d’herbes, on recommanda certaines positions pendant la conception, par exemple s’asseoir en tailleur pendant et s’allonger les pieds en l’air juste après. Bref, ajouté à cela un régime draconien et des images de dragon collées un peu partout dans la maison, chacun se congratulait déjà du petit Buddha en route. Mais non, le sixième fut une sixième, appelée Yingdi « accueillir un frère ». Peut-être avait-on irrité les dieux en tentant de leur forcer la main ? On resterait dorénavant dans une attitude plus humble. Séances d’acupunctures quotidiennes, pas de café, pas d’aliments cuisinés avec de la sauce soja, pas de crabes, Jiao vivait ces grossesses comme une longue suite d’interdits et de réprimandes. Chacun de ses gestes, chacune de ses bouchées était commenté, approuvé ou condamné. Elle se pliait encore de bonne grâce à tout cela mais quand une septième fille naquit, Niandi c’est-à-dire « en manque d’un frère », elle se révolta. Qu’on ne vienne plus l’importuner avec des recettes miracles, des aliments répugnants à avaler, des postures, des pensées à avoir, des animaux à éviter, des vêtements à porter, des amulettes à arborer, elle lâchait tout ! Jiao se remit à manger le tofu qu’elle adorait, des agrumes, des produits à base de soja. Personne ne pouvait plus lui faire la moindre remarque et quand le village espérait un miracle en huitième position (huit n’est-il pas le chiffre porte-bonheur par excellence ?). Jiao réfléchissait déjà à un prénom qui exprimerait enfin son ras-le-bol. Ce serait Choudi « dans la détestation du frère », qu’elle imposa pour sa huitième contre l’avis de tous. Son époux espérait encore, économisa pour lui offrir de la poudre de perle, réputée freiner les signes de vieillesse mais aussi augmenter la libido… Une dernière grossesse et le rêve s’évanouit avec l’arrivée d’une neuvième fille qu’on prénomma Mengdi « le rêve d’un frère ». L’aînée, à vingt ans, se mariait déjà et le père de sourire… Pas de fils mais bientôt un petit-fils ?
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.











2 Commentaires
cyrjav2018@gmail.com
28 avril 2025 à 16:59suite et fin du commentaire précédent inopinément interrompu
2) c’est exactement ce qui est arrivé à Kong He hu liang He) le père de Confucius qui en plus de ses 8 filles avait eu un garçon que tous les historiens s’accordent à penser qu’il devait être déficient mental (Lun Yu 17/9 où il morigène son fils qui ne connaît que 3 des 300 poèmes qu’il avait sélectionné) donc qui ne pouvait pas lui succéderai dans le rituel du culte ancestral ni dans son enseignement. Heureusement il y a eu la (toute) jeune Yan Zheng Zhai, la mère d Confucius.
Cyrille Javary cyrjav2018@gmail.com
severy
17 mai 2025 à 02:10Tordant.
Mais dites donc, neuf enfants, c’est permis, ça?